Familles paysannes en Orissa: innovations et rage de vivre

Pour survivre et assurer un avenir digne à leurs enfants, une trentaine de communautés villageoises s’organisent: retour de terrain.

Pour survivre et assurer un avenir digne à leurs enfants, une trentaine de communautés villageoises s’organisent: microcrédits, nouvelles techniques agricoles respectant l’environnement et ingénieuse culture de champignons. Retour de terrain.

Comme des centaines de millions de ruraux, les communautés villageoises de la région de Bhubaneswar, dans l’Etat d’Orissa, ont été tenues à l’écart du développement économique du pays. Un abîme sépare les classes aisées des grandes villes, baignant dans l’opulence et la modernité, de la multitude des familles paysannes qui vivent souvent dans des conditions rappelant la période moyenâgeuse. Et pourtant, nous le savons bien aujourd’hui: l’avenir de l’alimentation mondiale, et en particulier celle de l’Inde, ne se trouve pas dans l’agroindustrie, polluante et gaspilleuse en eau et énergie fossile, mais bien dans le développement des petites exploitations familiales qui pratiquent une agriculture diversifiée.

Depuis plus de trente-cinq ans, l’association Card (Center for Action Research and Documentation) lutte contre l’exploitation des enfants au travail et la traite d’enfants, notam- ment des filles migrantes de la campagne, souvent condamnées à la prostitution. Card milite aussi activement depuis son origine contre l’avortement sélectif des fœtus-filles et pour un changement culturel valorisant les filles et la femme au sein de la famille et de la société. Une urgence lorsque l’on constate que dans certaines régions, il ne naît que 850 filles pour 1000 garçons.

« Pour freiner les migrations vers les villes et faciliter la scolarisation des enfants, et en particulier des filles, explique Mandju, directrice de Card, il faut améliorer le revenu des familles paysannes tout en permettant aux femmes de développer des activités économiques, gage de reconnaissance dans leur foyer et au village. » L’équipe de Card, originaire de la région, le sait bien: une prospérité durable des familles implique un renforcement communautaire et la maîtrise de toute la chaîne de production, son adaptation aux réalités locales et la préservation de l’environnement.

Accès à la propriété de la terre

Les grandes surfaces de terres agricoles de la région appartiennent non pas à la population autochtone, mais à des propriétaires habitant en ville. Les familles paysannes ne possèdent que de minuscules lopins de terre, souvent de moins d’un demi-hectare. Quant au sort des familles sans terre, il est encore bien plus dur: les propriétaires leur prêtent du terrain contre la moitié de la récolte, alors qu’elles assument tous les coûts de production et l’ensemble des travaux agricoles. Un système ancestral qui enchaîne de nombreuses familles et grève le futur agricole du pays. Les paysans n’ont aucun intérêt à améliorer la fertilité du sol, ni à investir dans des infrastructures ou des cultures pérennes tels les arbres fruitiers, les propriétaires pouvant à leur gré récupérer leurs terres à la fin de la récolte.

Face à cette situation, la stratégie de Card est aussi simple qu’efficace: octroyer des microcrédits, en priorité à des groupes de femmes, dans différents villages. «Grâce à ces montants que nous gérons nous-mêmes, s’enthousiasme l’une d’entre elles, nous avons pu développer un peu d’élevage et différentes cultures. En vendant un bœuf et des chèvres, j’ai pu ensuite m’acheter mille mètres carrés de terrain!» Et la trésorière du groupe d’ajouter: «Chaque mois, nous apportons 20 roupies pour alimenter notre fonds de solidarité. Nous pouvons ainsi nous prêter de l’argent à un faible taux d’intérêt et ne pas dépendre des usuriers dont les taux peuvent atteindre 250% par an! De plus, ce fonds sert de levier pour obtenir d’une banque de l’Etat un crédit spécifiquement réservé aux femmes, et dont nous n’avons à rembourser que la moitié du montant!»

Techniques agricoles respectueuses de l’environnement

Dans son travail de vulgarisation agricole, Card forme aussi des groupes d’agriculteurs issus de la trentaine de villages de son rayon d’action et dont les responsables sont choisis par leur communauté. Principal objectif: améliorer la fertilité du sol et la productivité du riz, cultivé traditionnellement par les hommes, en développant une dynamique communautaire. «Au début, j’étais le seul dans mon village à produire du compost avec des vers de terre, raconte un membre d’un groupe, mais lorsque mes voisins ont constaté que j’avais une meilleure production en utilisant peu d’engrais chimique, plusieurs se sont lancés dans la production de vermi-compost!»

Un autre membre renchérit: «C’est comme moi, quand j’ai testé le repiquage en lignes de jeunes plants de riz au lieu de pratiquer le traditionnel semis à la volée, on me regardait d’un air goguenard. Mais quand mes voisins ont constaté mes économies de semences et le doublement de ma récolte, uniquement grâce à cette nouvelle technique, nombre d’entre eux s’y sont mis et sont aussi très heureux du résultat!»

Responsable du suivi technique à Card, Ram confie: «Nous cherchons à promouvoir également d’autres techniques simples et peu coûteuses, comme celle qui consiste à creuser dans la parcelle un trou qui se remplira lors des pluies et servira de réservoir d’eau pendant la saison sèche. Mais les familles paysannes doivent s’approprier ces nouvelles techniques. Notre meilleur atout: la concurrence entre voisins et villages!»

Dans son programme d’activités, Card n’oublie pas le soutien direct aux enfants et aux jeunes: des centres d’animation, lieux d’échanges, de réflexions et de loisirs, sont organisés dans les différents villages. Il est prévu que les jeunes participent plus activement au programme productif. Mais ça, c’est une autre histoire…

Des champignons, espoirs d’un meilleur revenu

Comment diversifier sa production lorsque l’on dispose de très peu de terrain et de ressources? En cultivant des champignons !Une expérience-pilote, lancée en mai 2011 par Card dans son modeste centre de démonstration, s’avère prometteuse: en septembre de la même année, elle a dégagé plus de 45’000 roupies (près de 900 francs suisses) de chiffre d’affaires, soit environ l’équivalent du salaire minimum annuel!

«Il faut d’abord laisser tremper une botte de paille de riz une nuit dans l’eau, puis l’ensemencer avec le champignon et ajouter un peu de farine de lentille, explique Ashok, le responsable de la culture. Finalement, la botte est enveloppée d’un plastique pour conserver l’humidité. La récolte commence après une douzaine de jours et dure plus d’une semaine. On peut recueillir plus d’un kilo de champignons par botte!» Et Mandju, enthousiaste, d’ajouter: «Un producteur de la région nous a fourni le champignon et nous avons appris à le multiplier. Sa production est bon marché et à la portée de tous. Et ce champignon, riche en protéines et sels minéraux, est très recherché, même lorsque son prix monte à 250 roupies le kilo: nous n’avons aucun problème de débouchés!» Cette année, avec l’aide de Card, une trentaine de familles va initier une petite culture de champignons, avant que l’expérience ne se développe à plus large échelle.

Article rédigé par Jean-Luc Pittet, tiré de terre des hommes suisse n°108 – décembre 2012