Quand la solidarité ouvre la voie à l’Etat

Améliorer les conditions de vie en milieu rural. C’est la mission que s’est assignée depuis 1984 l’ONG bolivienne Proagro dans l’Altiplano et les hautes vallées du département de Chuquisaca. Financée principalement par des fondations et associations européennes, Proagro apporte une assistance technique aux paysans de la région en matière agricole et oeuvre à l’amélioration de la santé et de l’éducation des populations. Depuis une vingtaine d’années, elle est soutenue par Terre des hommes Suisse, qui finance ses projets en faveur de la scolarité et de la formation dans une province où seuls 41% des enfants terminent la dernière année de l’école primaire. Proagro met en oeuvre des solutions novatrices et tente de passer le relais de son action aux municipalités, lesquelles disposent désormais de davantage de moyens pour remplir leurs missions grâce aux programmes sociaux du gouvernement d’Evo Morales. Rencontre avec Weimar Ramos, responsable du programme de l’éducation de Proagro, de passage à Genève. 

Quelles sont les conditions de vie des paysans dans les zones où vous travaillez? 

Weimar Ramos: La production agricole traditionnelle entre 2500 et 3500 mètres d’altitude ne permet pas à la population d’atteindre une bonne qualité de vie. La situation des paysans est très précaire. La pauvreté est forte au dessus de 3000 mètres, là où les gelées et les sécheresses se font le plus sentir. De nombreuses familles vivent avec moins de 2 francs par semaine, alors qu’un salaire de base se situe aux alentours de 150 francs par mois en Bolivie. En ce qui concerne l’éducation, les politiques publiques n’ont démarré qu’au début des années 1990! Il reste énormément à faire. 

C’est à la même époque que vous avez commencé à oeuvrer pour l’éducation? 

Oui, aujourd’hui nous améliorons l’accès à la scolarité grâce à six internats qui accueillent entre quarante et soixante élèves chacun. Ces lieux de vie permettent aux enfants qui habitent normalement dans des hameaux disséminés dans les montagnes de rester aux alentours de l’école publique principale, là où toutes les classes sont dispensées. Sans cela, les élèves ne peuvent assister régulièrement aux cours car ils vivent parfois à 15 km de l’école. Les internats sont eux-mêmes des lieux d’éducation et de formation. Les jeunes ont mis en place des jardins potagers qui leur permettent d’améliorer leur alimentation et de pratiquer les techniques apprises en cours. Par ailleurs, nous engageons des formateurs qui complètent l’éducation des professeurs des écoles. Avec Terre des hommes, nous créons aussi des centres de formation professionnelle pour les adolescents et nous collaborons avec d’autres pour ouvrir de nouvelles filières. Nous avons mis sur pied en 2007 un apprentissage en vue de la fabrication de sandales et d’autres articles de maroquinerie. Cela donne aussi de nouvelles opportunités économiques aux jeunes. 

Vous agissez donc en complément aux politiques publiques… 

Oui, nous ne travaillons jamais de façon isolée. Nous essayons aussi de transférer une partie des coûts de la prise en charge des projets aux municipalités. Comme par exemple le salaire des directeurs des internats. Nous investissons nous-mêmes tout d’abord, nous révélons les besoins. Ensuite, la collectivité locale prend à sa charge une partie des coûts des projets, chaque année un peu plus, jusqu’à financer la totalité. Le rôle des ONG est d’innover, de proposer de nouveaux modèles, d’initier leur mise en oeuvre puis de les transférer à l’Etat. Le gouvernement actuel, dont de nombreux membres viennent eux-mêmes de la société civile, valorise les actions des associations. 

Les collectivités publiques disposent-elles de plus de moyens depuis l’arrivée au pouvoir du président Evo Morales en 2006? 

La situation sur le terrain s’est-elle améliorée? Oui, il y a eu des changements significatifs. La nouvelle Constitution stipule aujourd’hui que l’éducation est un droit, ce qui signifie qu’elle doit être gratuite et accessible à tous. La nationalisation des hydrocarbures a permis l’entrée de nouveaux revenus pour l’Etat, a favorisé la croissance de l’économie. L’inflation a baissé aux alentours de 7%, contre 20% il y a quelques années, et le salaire minimum a été indexé. Tout ceci a eu un impact très positif au niveau local. L’introduction du bon Juancito Pinto, qui octroie annuellement 200 bolivianos (27 francs suisses, ndlr) à chaque famille dont l’enfant accomplit l’ensemble des jours de scolarité durant l’année, a permis de faire passer le taux de scolarisation des enfants de 60% à 98% dans le pays. Les municipalités disposent désormais d’un budget qui a doublé ou triplé. L’argent collecté au niveau national alimente aussi des programmes sociaux. Comme Yo si puedo (Oui je peux) qui vise à éradiquer l’analphabétisme, grâce à la création de centres d’alphabétisation dans tout le pays. Ou le programme Evo cumple (Evo tient ses engagements), qui permet à chaque municipalité d’obtenir un budget spécial pour des projets locaux, la construction d’une école par exemple. 

L’argent public est-il bien utilisé? 

Comment a évolué le problème de la corruption en Bolivie? En 2012, le département de Chuquisaca a reçu une somme d’argent très importante de l’Etat national en vue de projets d’investissements. Chaque municipalité devait recevoir environ 1 million de bolivianos (135000 francs suisses ndlr). Que s’est-il passé? De nombreuses municipalités ont refusé de recevoir cette somme car elles ne disposaient pas de la capacité technique de l’utiliser à bon escient. Aujourd’hui, les maires ne peuvent plus se permettre de gaspiller à tort et à travers car leurs dépenses sont contrôlées. Avec la loi Marcelo Quiroga sur la transparence de 2010, tout un système d’évaluation des politiques publiques a été mis en place. Les responsables peuvent être jugés et mis en prison. C’est ce qui est arrivé à un ancien bras droit d’Evo Morales, l’ex-président de la Compagnie nationale des hydrocarbures (YPFB), lequel est actuellement incarcéré. Il faut maintenant renforcer les capacités des collectivités locales. 

Propos recueillis par Christophe Koessler, Le Courrier, mardi 5 février 2013