La Coupe est pleine

La version intégrale de l’édito du dernier journal Terre des Hommes Suisse. Vous pouvez télécharger le magazine en entier ou vous abonner pour 25 francs par an.

En 2014, année de Coupe du monde de football, le monde entier va vibrer avec le Brésil et agiter vers le ciel son drapeau à la fière devise «ordre et progrès».

Encore en plein chantier, les futurs stades rutilants des douze villes qui accueilleront l’événement s’érigent dans la hâte. Ils seront bien propres, bien dégagés… au prix de dizaines de milliers d’indésirables repoussés sans ménagement en lointaine banlieue, souvent jusqu’à 60 kilomètres du centre où ils travaillent et dans des zones privées des infrastructures les plus basiques. Certains se sont organisés en collectifs pour dénoncer les injonctions iniques et brutales dont ils font l’objet. Mais face aux exigences de la FIFA, rien ne semble y faire.
À Salvador de Bahia, le nouveau stade coûtera 400 millions de dollars alors que pour un quart de ce budget, la construction de 150 lycées techniques dans les zones défavorisées et rurales de l’Etat est reportée sine die. Idem pour le stade de Manaus. Bien plus loin, dans la grande forêt amazonienne, la malnutrition continue de frapper 70% des enfants Yanomami, les hépatites de toutes lettres à décimer les tribus du Javari, et les peuples indigènes voient peu à peu leur monde disparaître au profit d’immenses étendues de champs de soja transgéniques.

50 millions de familles brésiliennes sont pourtant sorties de l’extrême pauvreté depuis 2003. Une nouvelle classe moyenne sous le charme des promesses du progrès, de la croissance et du crédit facile. Mais ce développement ne représente-t-il pas une grande illusion? En effet, après la canne à sucre, le café, le caoutchouc, la viande de bœuf, la grande braderie des matières premières continue… Riche de divers minéraux, le Brésil représente le premier extracteur mondial de bauxite et le premier producteur et exportateur d’aluminium : pour obtenir l’eau et l’énergie nécessaires à ces industries extractives, les grands barrages amazoniens bouleversent l’écosystème et rayent des peuples entiers de la Terre. Et le tracé des routes ne répond plus qu’aux impératifs de l’exportation. Les téléphones portables, automobiles, coca-cola, Carrefour, Zara et autres Mac-Do et denrées éphémères que nous consommons sans compter en Occident valent-elles vraiment ce prix?
En parallèle, la grande réforme éducative dont le Brésil a tant besoin n’est toujours pas dans les priorités gouvernementales et dans les régions amazoniennes ainsi que du nordeste, des dizaines de milliers d’enfants ne peuvent être scolarisés faute d’écoles. Avec des classes qui atteignent la soixantaine d’élèves, sans matériel et sans enseignants bien formés, ceux qui sont scolarisés peinent à terminer le cycle primaire ou sortent de l’école illettrés… Enfin rares sont les élèves qui poursuivent une formation après le niveau primaire.

En 2014, alors que ce pays miraculeux va inonder nos médias de ces paillettes, Terre des Hommes Suisse a décidé de mettre l’Amazonie brésilienne à l’honneur. En cette année anniversaire des 25 ans de la Convention relative aux droits de l’enfant, différents projets, notamment auprès des enfants et des jeunes amériendiens, seront ainsi mis en avant lors de nos manifestations auprès du grand public, notamment notre vente de mouchoirs en mars et lors de la Marche de l’espoir en octobre. À travers eux, nous aimerions montrer une autre facette de ce grand pays rempli de contradictions, de richesse et de misère, aux lois progressistes mais si lentes à s’appliquer.
Sous la pressions des lobbies des grands propriétaires, les députés brésiliens ont en effet amendé en 2013 les codes des forêts et de l’exploitation minière ainsi que les lois qui défendent les droits et les terres amérindiennes, remettant gravement en cause leur démarcation et leur protection. Si 1% des Brésiliens possède 53% des terres agricoles, les convoitises se cristallisent sur les territoires démarqués et leurs poignées de «primitifs» qui occupent «inutilement» trop de terres.
L’application de la grande réforme agraire s’est ainsi quasiment arrêtée et des dizaines de milliers de paysans sans terre luttent encore pour leur survie dans des campements dénués de tout équipement. D’un autre côté l’agro-industrie reçoit la part du lion des subventions publiques et consomme 20% des pesticides mondiaux, dont une vingtaine strictement interdits en Europe et Amérique du Nord. Des produits qui viennent ensuite alimenter nos assiettes ou nos moteurs…

Et si, cette fois, la Coupe était pleine?
Malgré le démantèlement de nombreuses organisations de la société civile qui peinent à survivre, affaiblies par le retrait de la coopération internationale de ce pays dit «émergent», des millions de brésiliens ont défilé dans les rues en juin 2013 pour protester contre diverses mesures dont une forte hausse du coût des transports. Mais avant tout contre la corruption et l’injustice. Les indiens eux-mêmes ont convergé vers la capitale pour dénoncer l’augmentation des violences contre leurs leaders et les violations des Droits de leurs peuples.
Combien d’hectares de la grande forêt défrichés pour que nos terrasses et meubles de jardin soient de bois imputrescible? Combien d’indigènes chassés, tués, victimes d’épidémies, privés de leurs terres et de leurs traditions culturelles, pour que du soja transgénique vienne alimenter notre bétail?
Tout cela au nom d’un développement profitant avant tout aux multinationales et destiné à alimenter notre mode de vie consumériste!
Nous sommes aussi responsables de cette situation. Prenons-en conscience et, en 2014, osons rêver d’une autre Amazonie!

Version intégrale de l’édito du journal Terre des Hommes Suisse n°113, mars 2014, rédigé par Sylvie Dugeay, coprésidente.

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