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Tribune de Genève, Pascal Frautschi

Artisan de paix en Colombie

Le Président Juan Manuel Santos vient d’annoncer solennellement que, après 5 années de négociations, le gouvernement colombien et les Farc ont conclu «un accord final, complet, définitif, pour mettre fin au conflit armé».
Les sociétés civiles, colombiennes et internationales sont optimistes quant à la construction de la paix mais restent prudentes et attendent le résultat du référendum du 2 octobre prochain pour se réjouir pleinement.

Interview de Jean-Pierre Gontard, ancien négociateur pour la Suisse en Colombie et artisan de paix.

Tribune de Genève, Pascal Frautschi

Que pensez-vous des récents accords de paix signés à La Havane?
C’est une négociation qui a été préparée par des gens très sérieux. Mais il faut savoir deux choses: ce sont des gens qui se sont battus pendant 50 ans!, et cela fait plus de 40 ans que se succèdent négociations et accords en vue de retrouver la paix.
Malgré tout cela, je suis optimiste. Dans ce dernier accord, il y avait un point d’importance qui stipulait que tant que tous les points n’étaient pas réglés, aucun n’était valable… Aujourd’hui tous sont réglés. On avait un cessez-le-feu – qui jusqu’à présent était unilatéral, et pas toujours respecté – maintenant on a signé la cessation des hostilités qui signifie: ne plus tirer, pas d’enlèvement, d’extorsion ou d’impôt révolutionnaire, pas de nouvelles mines antipersonnel et pas d’exécution de faux guérilleros.
Cette cessation des hostilités a eu un effet immédiat. Est-ce si utopique? A ce jour, un seul incident grave a eu lieu à ma connaissance. La façon dont les négociations ont été menées me rend optimiste. Et il y a beaucoup de moyens débloqués pour cela par les Etats-Unis, la Norvège, et d’autres.
Dans l’application des accords, il est prévu que des agents des Nations Unies (en grande majorité des latinos américains), non armés, policiers ou militaires, soient mis à disposition. Une commission composée de trois représentants du gouvernement et de trois représentants des Farc sera chargée de résoudre les conflits qui pourraient apparaître sur le terrain. Des gens qualifiés et crédibles… mais quelles seront leurs capacités d’agir?

Que vont devenir les guérilleros?
On parle de négociations, on ne parle pas de rédition. Ni les forces armées gouvernementales, ni les Farc n’ont perdu la guerre avec la signature de cet accord : ils ont tous deux gagné la paix. Je témoigne de leur volonté de négocier depuis des années. La grande majorité des membres de la guérilla sont vraiment décidés à changer de vie. A une condition: qu’elle soit sûre de ne pas risquer sa vie de retour à la vie civile.
Pour rappel, à la fin des années 1990, l’aile politique des Farc (le parti Union patriotique) s’est présentée sur les listes électorales : sur 6000 candidats, 3000 ont été assassinés ! Et il n’y a eu que très peu de coupables arrêtés…
Ces nouveaux accords prévoient une protection des guérilleros par des gardes du corps armés, en binôme: l’un issu du gouvernement, l’autre de la guérilla. Si cela se réalise effectivement, c’est un vrai symbole, car jusque-là les gardes du corps étaient exclusivement issus de la guérilla.

Est-ce que cela va régler le problème des violences dans le pays?
Il y a un problème général de violences en Colombie. Cela commence par la violence domestique! Les jours de match de foot par exemple… c’est invraisemblable! Il y a de nombreux types de violences indépendantes des accords de paix. Il faut savoir que l’on peut facilement louer des armes, ce qui complique la recherche des auteurs de crimes. Il peut y avoir encore beaucoup de violences liées à d’anciens paramilitaires ou à des bandes criminelles (bacrim), car une fois que l’on a déjà fait usage de la violence… Les bacrim, successeurs des paramilitaires, ont intégré des gens qui étaient déjà dans des réseaux liés au trafic de cocaïne, il y a 10 ans, ou liés aujourd’hui à divers trafics dont l’or, la contrebande d’essence, etc. Pour respecter les accords et régler les histoires de coca, les Farc vont devoir contribuer à la lutte contre les cartels…

Qu’est-ce que cela va changer pour les associations partenaires des ONG suisses sur le terrain?
Les ONG colombiennes sont nombreuses et diverses et en général prônent la paix. Les seules organisations qui se positionnent pour la guerre sont les églises intégristes, représentées au parlement!, et qui soutiennent le crédo de l’ancien président Uribe qui disait : il faut éliminer les terroristes !
Si les ONG sont parfois sceptiques face aux accords en cours, c’est qu’elles confondent souvent deux choses: l’attitude vis-à-vis d’un gouvernement qui a de la peine à tenir ses promesses, qui ne règle pas les problèmes d’emploi, etc., et la paix. Il faudra voter oui, oui à la paix et non pas oui à l’ensemble de la politique du président Santos. Il risque d’y avoir des dissensions entre les ONG car nombre d’entre elles ne soutiennent pas l’actuel président. Mais il faut voir ces accords comme une première étape permettant de construire une paix durable et plus équitable.

La Colombie est un pays très riche, même si les richesses sont mal distribuées… que répondre au public qui se demande pourquoi nous sommes toujours présents dans ce pays-là?
Il y a d’abord concrètement toute une histoire. Dans les années 1980, le Brésil et la Colombie étaient les deux principaux pays à recevoir des fonds des organisations de développement en Suisse. Une bonne partie des ONG qui restent actives dans ces deux pays ont – ou ont eu – comme responsables des personnes influencées par la théologie de la libération.
Ensuite il faut savoir qu’en Colombie il y a un réseau d’organisations populaires qui font de la prévention et du développement, à la fois en ville et en campagne ; des ONG anciennes, expérimentées et qui savent très bien travailler, seules ou ensemble. C’est un milieu très favorable aux actions que nous soutenons. Avec 100 francs suisses par exemple, on obtient un résultat bien plus rapide que dans d’autres régions du monde.

Comment en êtes-vous venu à travailler pour la paix en Colombie?
Je n’ai pas construit cette carrière, d’ailleurs ce n’était pas une volonté de carrière, mais d’action. Ce qui m’a servi, c’est d’avoir travaillé à la fois pour le CICR dans des zones de conflit et dans les milieux universitaires dans un contexte plus social et intellectuel.
J’ai été mandaté dès fin 1998 par le Département fédéral des Affaires Etrangères (DFAE) et j’ai entretenu des contacts avec les deux parties en conflit en Colombie pendant onze ans. Puis, j’ai été discrédité par les autorités colombiennes pour avoir permis la libération de plusieurs otages suisses ou employés par des entreprises suisses. Dès l’enlèvement d’Ingrid Betancourt en 2002, j’ai négocié avec les Farc dans la forêt jusqu’à sa libération par l’armée en 2008. J’ai été réhabilité publiquement par les plus hautes autorités judiciaires colombiennes avec un non-lieu en 2012. Depuis ma retraite, je continue de maintenir le contact avec certains acteurs du conflit, de façon informelle. La Suisse a quelque chose à amener dans ces échanges. Elle a pu contribuer aux dernières négociations par le biais de collaborateurs qui ont conseillé les deux parties, notamment sur le thème de la justice transitionnelle: une justice qui vise la paix. Si l’on condamne les auteurs de crime, qu’ils soient guérillero ou militaire, en application stricte du code pénal ordinaire, on prolonge le conflit ou on le démarre à nouveau. Je me réjouis que le président Johann Schneider-Amann ait annoncé lors de son voyage à Bogota au mois d’août un crédit spécial de 22 millions de dollars comme contribution suisse aux efforts du post-conflit.

Un parcours de vie bien rempli…
Jean-Pierre Gontard a étudié à l’Institut universitaire des Hautes Etudes Internationales (HEI) et à l’Ecole d’interprète; il a travaillé pour l’Institut d’études du développement (IUED) et vécu deux ans au Cameroun avant d’être employé par le CICR dans différentes zones de conflit (Biafra, Moyen orient, un an au Vietnam pendant la guerre puis au Pakistan oriental pendant la guerre d’indépendance du Bangladesh. Il rentre avec sa famille à Genève en 1970. Il sera directeur adjoint de l’Institut Universitaire d’Etude du Développement et il créera un bureau d’étude. l’IUED sera mandaté dès 1998 pour un travail de médiation en Colombie.
Par ailleurs, Jean-Pierre Gontard assiste aux débuts de la Fédération genevoise de coopération : il sera président de sa commission technique pendant près de dix ans et président de la FGC pendant plusieurs années. Un livre sur l’histoire de la FGC va être publié à l’occasion de ses 50 ans.

« Je me rappelle qu’un jour, dans un village africain, un habitant me dit: «Et toi, qu’est-ce que tu as fait pour ton village?» J’ai pu lui raconter le travail réalisé avec les ONG de la Fédération pour se mettre ensemble, pour ne pas se concurrencer, pour trouver des ressources et surtout partager les expériences. »

Interview réalisée par Souad von Allmen en juillet 2016 et actualisé en août 2016