Professeur associé à l’Université de Genève, Olivier Maulini est responsable du Laboratoire de recherche Innovation-Formation-Éducation (LIFE) et intervient dans la formation des enseignant-e-s. Ses travaux portent sur les pratiques pédagogiques et les rapports entre savoirs, école et société. Il collabore avec Terre des Hommes Suisse depuis plus d’un an.
Quelles activités menez-vous avec Terre des Hommes Suisse?
C’est un compagnonnage ancien qui a pris forme récemment. Terre des Hommes Suisse conduit depuis longtemps des actions pédagogiques dans les écoles, qui ont pour but de sensibiliser les enfants d’ici aux conditions de vie et d’apprentissage dans d’autres parties du monde. J’y ai participé lorsque j’étais instituteur. Mais quel est l’impact effectif de ce travail éducatif? Modifie-t-il les représentations, les attitudes, voire les comportements du public visé? Et est-ce réalisé de manière compatible avec les objectifs de l’école publique, en particulier ceux du plan d’études romand? Il est normal et même vital de se poser ce genre de questions. Terre des Hommes Suisse s’est donc tournée vers la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation pour initier une évaluation interne de ses interventions. Même si nos ressources sont limitées, je me suis engagé dans cette opération avec mon collègue Philippe Jenni, spécialiste de la didactique de la géographie et du développement durable. Nous combinons nos approches – pédagogiques et didactiques – pour soutenir la réflexion des intervenants de Terre des Hommes Suisse.
Deux étudiants en master ont créé un questionnaire pour évaluer l’impact de notre action en Suisse.
Absolument. Manon Guisolan et Bastien Menoud sont deux enseignants primaires diplômés de notre université, qui complètent leur formation par une maîtrise. Leur mémoire de fin d’études est un premier pas dans l’analyse des actions pédagogiques de Terre des Hommes Suisse. Connaître ce qu’en retiennent à long terme les enfants est hors de notre portée pour l’instant: les interventions dans les classes sont trop ponctuelles – et le public trop vaste – pour établir des faits quelques années plus tard dans le cadre d’un mémoire. Aussi nous sommes-nous tournés vers les enseignants qui accueillent les intervenants. L’enquête en cours leur a demandé ce qu’ils pensaient des animations et de leurs liens avec les objectifs du plan d’études. Ces acteurs ne sont pas omniscients, mais ce sont des spécialistes de l’apprentissage scolaire et sans doute les mieux placés pour porter un jugement intermédiaire informé. Leurs réponses sont distribuées en quatre catégories, constitutives des référentiels généralement utilisés en cette matière. Nous distinguons ainsi l’impact supposé des actions de sensibilisation sur: 1. les comportements des élèves (par exemple: pensent-ils ou non à réduire leur consommation d’énergie, voire à le suggérer à leur famille, après une intervention?); 2. leurs attitudes (sont-ils plus sensibles aux inégalités de droits entre populations riches et populations pauvres?); 3. leurs compétences (peuvent-ils mieux argumenter leur point de vue dans un débat?); 4. leurs savoirs (comprennent-ils le concept d’inégalité, d’empreinte écologique et ce qu’il permet de mesurer?). Comme vous les voyez, les deux dernières familles de ressources (compétences et savoirs) sont au cœur du projet de l’école publique qui a moins pour but d’inculquer des conduites politiquement correctes que de forger le libre-arbitre et la pensée critique des nouvelles générations. Comme disait Condorcet, l’instruction libère lorsqu’elle remplace les dogmes, les allants-de-soi et les superstitions par la recherche active du vrai et du faux. À chaque citoyen, ensuite, de faire ses choix, mais des choix informés.
Dans quelle mesure le monde académique peut soutenir et accompagner les projets menés par Terre des Hommes Suisse sur le terrain?
«Sur la route du progrès, il n’y a pas de poteaux indicateurs», disait le pédagogue vaudois Henri Roorda. Difficile de dire comment les choses pourront évoluer. Une piste prometteuse serait celle d’un jumelage volontariste, plus équilibré, entre la formation des enfants du Nord et ceux du Sud de la planète. Pour l’instant, les élèves suisses – y compris ceux qui prennent part à la Marche de l’espoir – seraient plutôt dans une situation de réception: en assistant aux interventions comme on assiste à un spectacle, ils peuvent se sentir à moitié «chanceux» de leur confort, à moitié «coupables» de leurs privilèges. Par contraste, les jeunes qui luttent pour leurs droits et leur dignité en Asie, en Afrique ou en Amérique latine feraient face à la précarité en redoublant d’engagement, de combattivité, d’inventivité. Comme le dit la sagesse populaire, «moins on a, moins on est blasé…». Les actions de sensibilisation questionnent-elles ce lieu commun, ou contribuent-elles au contraire à le confirmer? Ne renforcent-elles pas une asymétrie stéréotypée entre un Sud supposé matériellement pauvre et spirituellement riche, et un Nord qui aurait troqué le dynamisme et la solidarité contre le bien-être et la prospérité? Terre des Hommes Suisse se pose ces questions. Nouer des relations moins paternalistes entre les cultures impliquerait sans doute de faire dialoguer plus directement les enfants du monde, sans préjuger de ce que les uns peuvent apporter aux autres, et réciproquement. Un pas de plus, peut-être, vers la démocratisation des rapports sociaux: comme le préconisaient les pionniers de l’Éducation nouvelle, utiliser les techniques modernes de communication pour apprendre à lire, écrire, penser, débattre, conceptualiser de concert, à égalité d’arguments sinon (encore) de conditions de vie et de liberté d’action.
Comment percevez-vous l’importance de l’éducation, en particulier l’éducation informelle?
L’éducation peut tout et rien en même temps: c’est sa grandeur et sa misère, simultanément. L’instruction publique et toutes les actions qui la complètent – dans des organisations ou des réseaux d’entraide et d’émancipation – sont et demeurent nécessaires si l’on pense que le progrès humain passe par celui de la raison. Mais nécessaire ne veut pas dire suffisant. Rêver d’un monde pacifié par l’éducation, c’est négliger le fait qu’une éducation rassembleuse est simplement impossible dans un monde où la peur entraîne l’égoïsme, qui entraîne la compétition, qui redouble la peur dans une spirale de défiance et de dérégulation. Rendre les éducateurs responsables d’un tissu social lacéré économiquement, c’est confondre la cause et la conséquence du malheur humain, parfois de bonne foi, parfois volontairement. Voilà pourquoi les fondements des sciences sociales, du droit et de l’économie méritent d’être enseignés à l’école: pour que les débats sur le développement, la croissance, le spécisme et le bien commun impliquent – c’est logique – de plus en plus de participants.
Quelle est votre motivation à collaborer avec Terre des Hommes Suisse?
Terre des Hommes Suisse se distingue par son projet de réunir le Nord et le Sud à l’échelon des enfants, de leurs conditions de vie mais aussi de leur expérience du monde et de leurs apprentissages, formels ou non. Ce projet prolonge et questionne celui de l’instruction publique, en particulier lorsque des liens se nouent entre des enseignants et des intervenants de l’ONG. Mais une chose sont les engagements personnels, basés sur des intérêts de recherche qui peuvent varier d’un universitaire à l’autre. Une autre les politiques institutionnelles, qui peuvent elles-mêmes soutenir ces partenariats entre, par exemple, des ONG et des universités. Soyons lucides: les Hautes écoles de notre pays (et d’ailleurs) s’approchent d’autant plus volontiers de ce qu’il est convenu d’appeler «la société civile» ou «la Cité» qu’elles y trouvent des ressources – symboliques ou financières – contribuant à les profiler dans un espace académique de plus en plus concurrentiel. À quand une inversion, au moins partielle, de ces mécénats? Si le secteur privé peut sponsoriser des chaires à son gré, pourquoi ne pas donner aux universités le moyen de parrainer à leur tour des acteurs collectifs contribuant à la diffusion des savoirs et de l’éthique de la discussion dans la société? Nous ferons peu de choses avec les moyens actuels. Mais si Terre des Hommes Suisse et d’autres ONG interpellent les autorités politiques, en lien avec des universitaires militants, peut-être pourrons-nous progressivement passer de collaborations artisanales à des projets au long cours, créatifs et innovants.
Propos recueillis par Souad von Allmen, août 2018