Lourdes, la voix du mouvement des enfants et adolescents travailleurs de Bolivie
N’ayant pas d’autre choix que d’avoir un revenu pour payer leur scolarité, mais refusant de se faire exploiter, les NNATs, enfants et adolescents travailleurs d’Amérique Latine, ont créé des mouvements qui se mobilisent pour faire reconnaître leur existence et leurs droits. Lourdes Cruz Sanchez, 17 ans, une étudiante qui travaille depuis l’âge de 10 ans, représentante des NNATs de Bolivie, est venue en Europe pour témoigner de son parcours.
Dans le bus qui l’emmène au quartier des agences de l’ONU à Genève, à quelques heures de sa participation espérée à la Conférence Internationale du Travail, Lourdes Cruz Sánchez, 17 ans, est pensive. La fatigue et l’excitation, après une semaine de voyage en Allemagne et en Belgique, où elle est intervenue au Parlement Européen, se lisent dans ses yeux. «Je tiens le sort de la Bolivie entre mes mains», glisse-t-elle nerveusement.
Lourdes est engagée sur le plan national en Bolivie. Elle représente les enfants et adolescents travailleurs, les NNATs (en espagnol: Niñas, Niños y Adolescentes Trabajadores) à l’UNATSBO et vient apporter son témoignage à Genève alors que l’OIT s’apprête à fustiger son pays. En effet, le nouveau Code de l’enfance et de l’adolescence, élaboré par le gouvernement d’Evo Morales en août 2014, permet aux enfants et adolescents de 10 à 14 ans de travailler dans des cas exceptionnels pour leur propre compte, alors que l’âge minimum légal pour travailler est de 14 ans dans le pays. La nouvelle loi contrevient donc à la Convention no 138 de l’OIT sur l’âge minimum d’admission à l’emploi, une convention ratifiée par la Bolivie.
«Je dois éviter qu’ils sanctionnent la Bolivie», s’emporte Lourdes, qui ne considère pas le fait que les enfants travaillent comme une mauvaise chose en soi, et revendique même le droit des NNATs à travailler dans des conditions dignes. «Dans mon pays, de nombreux enfants doivent travailler pour survivre. C’est une réalité, on ne peut pas nous faire disparaître simplement en disant que le travail est interdit».
La jeune fille parle en toute connaissance de cause. Originaire de Potosí, une ville minière qui s’étend sur l’Altiplano bolivien à plus de 4000m d’altitude, elle travaille depuis l’âge de 10 ans. Aînée d’une fratrie de 6 enfants, elle explique que l’argent gagné par son père dans les mines voisines, dont le montant varie selon le prix du minerai, ne suffit pas toujours à couvrir les besoins de sa famille. «J’ai commencé à travailler comme aide de cuisine dans un restaurant, pendant les vacances, confie-t-elle. Ma mère restait à la maison pour s’occuper de mes frères et sœurs. À 13 ans, je gagnais de l’argent avec d’autres adolescents en travaillant dans un cimetière, puis j’ai vendu des journaux. Maintenant, je confectionne des vêtements. Je travaille les week-ends, chez moi. J’ai mon propre atelier».
Travailler pour payer sa scolarité
Contrairement à beaucoup d’enfants travailleurs dans les pays en développement, Lourdes a pu poursuivre sa scolarité. Le problème ne s’est donc pas posé en termes de choix, ou non choix, entre l’école et le travail. Paradoxalement, pour de nombreux enfants en Bolivie, travailler est la seule façon de pouvoir aller à l’école. «Elle est censée être gratuite, mais nos familles ne peuvent pas payer le prix des uniformes et des fournitures scolaires, explique Lourdes. «Le travail nous permet non seulement de manger, mais aussi d’étudier».
Lorsque l’on évoque les risques au travail pour les enfants et les jeunes, elle rétorque: «Tout travail comporte des risques, pas seulement pour les enfants, pour les adultes aussi. Même aller à l’école est risqué. Tu peux te faire enlever, te faire renverser par une voiture… Aux Etats-Unis, il y a des élèves qui tirent sur leurs camarades – l’éducation non plus n’est pas sûre!»
Les écoles du pays ont su s’adapter à la réalité des enfants et adolescents travailleurs. «Avant, il y avait beaucoup de discrimination envers nous dans les écoles, se souvient-elle. Maintenant, il n’y en a plus tellement, les professeurs sont un peu plus flexibles par rapport aux horaires. Et lorsqu’il savent qu’il y a un enfant travailleur dans leur classe, ils essaient de rendre les leçons plus dynamiques pour éviter qu’il s’endorme». La jeune fille est aujourd’hui en première année à l’université. Son visage s’illumine lorsqu’elle précise: «Je fais des études en sciences sociales»
Comment Lourdes a-t-elle pu concilier études et travail depuis l’âge de 10 ans? Elle répond simplement: «C’est une question d’organisation». Elle a dû établir une routine, se lever tous les jours à la même heure, planifier ses horaires d’école, de travail. «Quand je travaillais les après-midis, je faisais mes devoirs le soir. Parfois c’était difficile, j’étais fatiguée. Mais j’ai su vaincre les difficultés». Lourdes a toujours été une bonne élève. En comparant sa situation à celle d’enfants plus nantis, elle lance, catégorique : «Il y a des enfants qui ont tout mais ne savent pas en profiter, ils ne font aucun effort ni à l’école, ni ailleurs».
Etre reconnue pour ne pas être exploitée
Pour cette jeune déléguée, le nouveau Code bolivien de l’enfance et de l’adolescence, promulgué en juillet 2014, est une avancée, une victoire pour beaucoup de NNATs comme elle. Au-delà de la controverse concernant l’âge minimum d’admission à l’emploi, il leur offre une sécurité sociale, des salaires minimum, la possibilité de dénoncer les abus. «Ce n’est pas la solution au travail des enfants, admet-elle, mais au moins, cette loi reconnaît notre existence, au lieu de nous cacher au fond d’une cave ! Elle nous protège et empêche que nous soyons exploités».
Cette conscience sociale, elle l’a acquise très jeune, au sein du mouvement des enfants et adolescents travailleurs de Potosí. À travers ce mouvement, elle participe depuis l’âge de 12 ans à un projet d’appui aux NNATs développé par Pasocap (Pastoral Social de Caritas Potosí), nouveau partenaire de Terre des Hommes Suisse en Bolivie. «Je travaillais déjà depuis plusieurs années, se souvient Lourdes, quand les formatrices de Pasocap sont venues animer des ateliers de sensibilisation; elles m’ont appris qu’en tant que NNAT, j’avais des droits, mais qu’ils n’étaient pas reconnus».
Convaincue, elle participe de plus en plus assidûment aux réunions et ateliers. «J’ai pu mieux comprendre la réalité dans laquelle je vivais, avec les autres enfants travailleurs; c’était le début de mon combat», dit-elle avec un brin de fierté.
Une leader en Bolivie et à l’étranger
Avec d’autres NNATs membres du mouvement, Lourdes a bénéficié de la formation au leadership proposée par Pasocap et un appui constant, durant ces cinq dernières années, dans son effort pour faire reconnaître ses droits. «Nous, les enfants, recevons de Pasocap – projet soutenu par Terre des Hommes Suisse – l’accompagnement dont nous avons besoin pour que nos droits soient entendus». Elle est consciente de ses responsabilités et prend très au sérieux son rôle de leader et de porte-parole des NNATs: «Il y a deux catégories d’enfants, affirme-t-elle, les leaders et les autres. Le groupe propose des solutions, et nous, les leaders, nous représentons le groupe à l’extérieur». Le style de Lourdes, c’est plutôt la force tranquille. Menue et discrète, elle n’est pas de celles qui ont besoin de crier pour faire entendre leur voix. Cela ne l’a pas empêchée d’être l’une des délégués de son mouvement à Potosí, puis d’être élue par les autres leaders du pays pour aller jusqu’en Europe plaider leur cause.
C’est son premier voyage hors de Bolivie. Elle n’en revient toujours pas de toutes les commodités et des richesses qui l’entourent. Elle a adoré la pizza, mais qu’on ne lui resserve pas d’eau gazeuse, s’il vous plaît ! Dans le bus, elle pense à son père: «Il a compris que ce voyage m’ouvrirait des portes». Elle pense à ses frères et sœurs, qui en ce moment n’ont pas besoin de travailler, car le cours du minerai est élevé. Elle, elle veut continuer à travailler pour être indépendante. Elle rêve de faire une année d’études à l’étranger, puis d’accueillir un étudiant étranger chez elle. Elle évoque la ville où elle est née, Potosí, et la campagne, qu’elle adore.
Elle a envie de dire aux jeunes de son âge en Suisse qu’ils ont de la chance de vivre dans des conditions économiques aussi bonnes, qu’ils doivent valoriser cela et profiter du fait qu’ils n’ont pas besoin de travailler pour étudier avec encore plus de motivation. Elle est consciente que les nouvelles lois en Bolivie ne sont pas la solution idéale, et qu’il faudrait s’attaquer aux causes qui obligent les enfants à travailler. Mais comme le chemin est encore long, en attendant elle veut juste être reconnue et qu’on les autorise, elle et ses amis, à subvenir à leurs besoins lorsque leurs parents ne sont pas en mesure de le faire, même en travaillant dur.
La thématique du travail des enfants est complexe et politique. Lourdes ne sera pas en mesure de s’exprimer officiellement durant la réunion à laquelle elle va assister à l’OIT. Elle retourne en Bolivie le cœur lourd, son pays a été mis à l’index de la communauté internationale. Elle rêve de plus d’intégration des enfants dans l’élaboration des politiques qui les concernent. Mais entre idéal et réalisme, la balance n’est pas toujours facile à trouver.
Article rédigé par Elena Sartorius, juin 2015
Dans le journal Le Courrier du 26 mai 2015, trois questions à Patricia Vargas, coordinatrice du programme Terre des Hommes Suisse en Bolivie:
Terre des hommes Suisse est active aux côtés des enfants boliviens. Quelle est votre position face à cette loi qui légalise le travail à partir de 10 ans?
Notre priorité, à TdH, est de lutter contre l’exploitation et les pires formes de travail infantile, car celles-ci sont extrêmement nocives pour le développement des enfants. Or la loi bolivienne les interdit, soumettant tout travail à autorisation. Ce pays a décidé de suivre un autre paradigme que celui de la prohibition. En abaissant l’âge légal du travail, elle abaisse l’âge du droit à la protection face au travail forcé, aux travaux dangereux et autres formes d’exploitation. Nous respectons également la grande mobilisation des enfants travailleurs en faveur de cette loi.
Ne serait-ce pas plus souhaitable d’éradiquer le travail infantile?
Nous sommes hélas loin d’y parvenir. La valeur du travail comme processus d’apprentissage est important dans les Andes. Quand les enfants vont aux champs, à la pêche ou à l’atelier, ils participent à l’effort familial, ils reçoivent des valeurs et des savoirs, ils communiquent avec la Madre Tierra. Ce moment n’est pas qu’un effort ou une nécessité, c’est aussi un acte culturel. Mais cela ne doit jamais se faire au détriment des droits de l’enfant. Les politiques de prohibition ont échoué à améliorer la vie des enfants et celle de leurs familles.
Que va-t-il se passer maintenant?
La loi entrera en fonction en juillet 2015. Avec d’autres associations, nous faisons pression sur le gouvernement pour qu’il approuve rapidement le règlement d’application.
Pour accompagner ce texte, TdH et d’autres acteurs de la société civile proposent une seconde loi qui obligerait les municipalités et les départements à mettre en place un plan pour l’enfance et l’adolescence, avec un volet spécifique sur la question du travail. Il s’agirait notamment d’évaluer ses causes, le type d’emploi et s’il est réalisé avec l’accord de la famille. Un suivi psychosocial serait prévu pour vérifier si le travail affecte le développement de l’enfant, ses activités récréatives et sa scolarité.
Propos reccueillis par Benito Perez