En 1990, Jean-Luc Pittet était nommé au poste de secrétaire général à Terre des Hommes Suisse. Le 1er octobre 2017, il passe le flambeau à Christophe Roduit. Regards croisés.
Jean-Luc Pittet étudie l’agronomie à l’Ecole polytechnique fédérale de Zürich. Après des études postgrade à l’Institut tropical d’Anvers, il s’engage comme coopérant volontaire de l’association Frères sans Frontières (aujourd’hui E-changer) pendant plusieurs années en Amazonie péruvienne, avant de revenir en Suisse. Il travaille d’abord à la Déclaration de Berne (aujourd’hui Public Eyes), puis devient secrétaire général de Terre des Hommes Suisse. Marié, trois enfants adultes, c’est un enthousiaste optimiste passionné.
TdH: Quelles sont les évolutions majeures que tu as connues durant ces 27 ans?
JLP: Il y a tant de choses à dire et sur tellement de points différents! L’un des plus importants changements concerne l’évolution de notre association. Lorsque je suis arrivé, nous étions 5 salariés au siège à Genève avec de nombreux bénévoles qui jouaient notamment un rôle très important dans l’accompagnement des projets. Aujourd’hui nous sommes plus d‘une vingtaine en Suisse et un nombre semblable au Sud. Comme secrétaire général, je devais assurer la responsabilité du suivi des projets de la trentaine de pays où nous étions présents. Certes, nombre d’entre eux étaient de petits projets et plusieurs plutôt humanitaires, toujours avec une forte implication des communautés bénéficiaires. Afin d’améliorer notre efficience sur le terrain et la qualité du suivi de projets, il a fallu limiter le nombre de pays et de partenaires. Des choix parfois douloureux à effectuer! Avec ce même objectif d’efficience nous avons progressivement engagé, au siège et dans nos pays d’intervention, du personnel salarié. Notre première coordination nationale a vu le jour au Pérou, au début des années 1990. Actuellement, il en existe une dans chacun de nos 9 pays d’intervention au Sud. Plus récemment des coordinations régionales ont été créées pour renforcer la dynamique dans chaque continent.
C’est aussi au début des années 1990 que nous avons engagé notre première responsable pour la sensibilisation des enfants et des jeunes. Avec elle nous avons initié notre Marche de l’espoir, en étroite collaboration avec la Fondation Terre des hommes Lausanne, qui avait déjà développé cette manifestation ailleurs en Suisse. Autre initiative de la Fondation, la récupération de textiles usagés par conteneurs, qui pouvait être perçue comme un risque de concurrence, et que nous avons transformée en une belle opportunité de collaboration avec aussi d’autres ONG genevoises.
Nous avons aussi été encouragés à nous professionnaliser, notamment par la Direction du développement et de la coopération Suisse (DDC) avec qui nous avons pu développer un véritable partenariat à travers des contributions de programme.
Nous avons renforcé notre ancrage local et le travail en réseaux a porté de nombreux fruits. Parmi les succès rencontrés: la loi que la Fédération genevoise de coopération(FGC), avec notre forte implication, a pu faire passer sur l’utilisation de l’argent confisqué du narcotrafic en faveur de projets de prévention au Sud et à Genève. Une loi pionnière en Suisse, avec des dizaines de millions de francs obtenus depuis son entrée en vigueur en 1995! Ou encore la participation à des réseaux d’ONG au niveau suisse pour promouvoir la solidarité internationale.
Une belle dynamique de collaboration entre mouvements TdH en Suisse s’est développée ces dernières années, concrétisée récemment par un code déontologique réactualisé et un programme d’éducation à la solidarité des jeunes au niveau national.
Dans notre vision globale Nord-Sud, nous avons lancé Robin des Watts avec Terragir en 2009, une campagne qui encourage les économies d’énergies auprès des écoliers genevois pour financer énergies renouvelables et rénovations dans des écoles au Pérou et ailleurs; nous avons également été pionniers dans la récupération de téléphones portables avec la campagne Solidarcomm, ou dans la promotion d’alternatives agricoles pour des familles d’orpailleurs au Pérou.
TdH: Qu’as-tu pu amener en particulier à Terre des Hommes Suisse?
JLP: J’ai eu la chance , avant d’arriver à Terre des Hommes Suisse, d’avoir vécu de riches expériences sur le terrain, au Pérou, puis en Suisse, à la Déclaration de Berne. Ces expériences m’ont permis d’acquérir une vision claire des causes profondes de la précarité, des injustices dans les relations Nord-Sud, mais aussi dans chaque pays, et dont les enfants sont les premières victimes. D’où l’importance d’agir en même temps, ici et là-bas, pour promouvoir des comportements plus solidaires.
J’avais aussi la chance de bien connaître le terreau associatif genevois. J’ai toujours encouragé le travail en réseau, le collectif, le partage d’informations, la mise en commun des forces, notamment pour faire pression lors d’enjeux politiques sur la solidarité. J’ai été membre d’instances de la FGC, et je vais continuer à participer à son Conseil. Je me suis aussi investi, comme trésorier, pendant de nombreuses années dans le développement de la Fédération internationale Terre des Hommes.
TdH: Qu’as-tu particulièrement apprécié?
JLP: J’ai aimé la grande liberté que l’on a en tant qu’association de taille moyenne, avec un Comité bien impliqué, ce qui facilite l’innovation. J’ai apprécié ce travail très polyvalent, où l’on apprend beaucoup en travaillant, dans des domaines aussi différents que les ressources humaines et la gestion financière.
J’ai apprécié le travail avec une équipe salariée et bénévole hyper engagée, qui est une force incroyable. À la tête de l’organisation, mon travail a notamment été de stimuler cette flamme, d’encourager et de faire confiance, tout en montrant la nécessité de résultats. Nous avons pu construire Terre des Hommes Suisse en cherchant à inclure tout le monde et à trouver ensemble des solutions aux problèmes. Pour moi, il est essentiel de développer une ambiance conviviale au bureau qui facilite échanges et relations de confiance. De fait, nous sommes comme une PME mutualisée: chacun a des responsabilités, à son niveau, et s’engage pour les belles valeurs que nous défendons.
J’ai eu un vrai privilège: celui de pouvoir vivre mon idéal de vie en « gagnant ma croûte ». J’ai pu rencontrer ces populations au Sud pour lesquelles nous nous battons, m’enrichir à leur contact. Nous sommes différents et pourtant nous avons les mêmes préoccupations: rêver et construire un meilleur avenir pour nos enfants, vivre dignement et en paix, tous ensemble.
TdH: Quelles ombres au tableau?
JLP: Bien sûr, il y a eu parfois des difficultés, mais elles sont inhérentes au poste : assurer la gestion des ressources humaines et le financement du budget de l’association dans la durée n’est pas toujours une tâche facile.
De plus, il est incroyable de constater les nécessités immenses des populations marginalisées en milieu rural, et les obstacles qui font que des activités simples pour améliorer l’alimentation (potagers scolaires et familiaux) ou créer des revenus, qui pourraient changer la vie des gens, n’arrivent pas à être mises en place. Souvent par désintérêt des gouvernements, manque de soutiens d’ONG ou d’échanges de bonnes pratiques entre nos partenaires.
Mais j’ai confiance en l’avenir. L’image de Terre des Hommes Suisse est bonne, à tous les niveaux : local, national et international. Notre situation financière est saine. C’est le résultat de plus de 50 ans d’engagement d’une multitude de bénévoles et de salariés. Qu’ils en soient ici chaleureusement remerciés. Nous avons dû nous battre, prendre notre place, faire en sorte que notre organisation grandisse et soit plus efficiente, sans perdre notre énergie et la convivialité. Le monde a bien changé. Il existe une prise de conscience croissante, dans la population, du changement climatique et de la problématique migratoire, de l’accès aux ressources. A nous de continuer à promouvoir notre travail d’éducation à la solidarité, en vue d’un développement durable, auprès des enfants et des jeunes. Je suis très heureux aujourd’hui de pouvoir passer le flambeau à Christophe, car j’apprécie sa façon de travailler et nous partageons les mêmes valeurs. Il peut aussi compter sur une équipe, au siège et sur le terrain, qui, tout comme lui, est particulièrement dynamique, engagée, compétente et solidaire.
Christophe Roduit étudie à Genève en relations internationales et poursuit par un diplôme en droit international. Il effectue ses premières expériences de terrain pour l’organisation humanitaire Medair en République démocratique du Congo puis à Madagascar. Il est engagé à Terre des Hommes Suisse en 2009 comme responsable du programme Afrique – Caraïbes puis nommé responsable de l’ensemble du secteur programme (en charge en particulier du programme Inde). Marié, deux enfants, c’est un grand lecteur et un sportif.
TdH: Comment te sens-tu dans ce nouveau poste?
CR: Je ressens de la joie, de l’envie mais aussi une certaine gravité. Ce n’est pas rien de prendre le relais de tout cet engagement ! Terre des Hommes Suisse aujourd’hui est le fruit d’années de travail, d’abord complètement assumé par des bénévoles puis petit à petit par davantage de salariés. C’est un joyau qui m’est transmis et il va falloir continuer le chemin.
Ces deux dernières années, j’ai eu l’occasion d’aller à de nombreuses reprises sur le terrain à la rencontre de nos partenaires. Je vois que l’on partage la même vision, et que l’on travaille ici comme là-bas avec des personnes engagées et motivées. C’est rare et précieux. Pour chacune et chacun d’entre nous, ce n’est pas un travail comme les autres. C’est un engagement en faveur de l’enfance. On y croit.
TdH: Quelles sont pour toi les perspectives futures de Terre des Hommes Suisse?
CR: Je vois de forts enjeux en termes de professionnalisation, que cela concerne le renforcement de notre vision stratégique, des outils de gestion, la capacité à démontrer l’impact de notre travail, une concentration sur nos valeurs ajoutées, notamment le travail de proximité avec les acteurs de changements, que ce soit les associations partenaires ou les enfants et les jeunes.
Nous devons poursuivre nos efforts pour continuer à faire progresser l’organisation, être toujours plus performants, en trouvant notamment le bon équilibre entre bénévolat et engagement professionnel. Mais le vrai challenge est notre capacité à changer réellement la vie des enfants sur le terrain.
Pour cela, Terre des Hommes Suisse est unique. Notre façon de travailler sur la durée avec les partenaires, les bénéficiaires, les enfants, les jeunes, les mères de famille. Notre capacité d’écoute, notre engagement solidaire auprès des partenaires et des bénéficiaires, la promotion de l’action locale sont autant d’éléments-clé de notre manière de travailler, qu’il faudra défendre et encore développer.
TdH: Qu’apprécies-tu particulièrement à Terre des Hommes Suisse?
CR: Cette volonté que l’on a à Terre des Hommes Suisse de toujours vouloir faire mieux. Ou plus, avec ce que nous avons à disposition. Nous nous remettons régulièrement en question. Nous avons cette force d’agilité des ONG qui est liée à notre taille! Nous n’avons aucun intérêt à devenir trop gros. Ici, 10 ou 20 francs suisses font la différence !
TdH: Que vas-tu amener à TdH ?
CR: J’amène peut-être une vision plus stratégique. Une recentration aussi sur les enfants et les jeunes comme acteurs de changement, ainsi que sur la place du Sud qui est sous-représenté dans nos prises de décision.
J’ai la chance d’avoir travaillé dans différents pays d’Afrique, en Inde, en Haïti pendant plusieurs années. J’ai connu le monde des ONG du point de vue du terrain, je me suis nourri de ce grain-là. C’est pourquoi je souhaite donner encore plus de place à la voix du Sud. Au sein même de notre organisation, la place du Sud aujourd’hui n’est plus du tout la même qu’il y a trente ans. La majorité de nos employés sont au Sud ! Et heureusement, car c’est le cœur de nos valeurs. Nous devons garder un ancrage local genevois, mais aussi dans chaque pays où nous travaillons. Que partout le bénéficiaire puisse être force de proposition directe auprès de quelqu’un qui parle sa langue. Nous travaillons déjà de cette façon avec les partenaires. Aujourd’hui, nous cherchons à l’étendre davantage auprès des enfants et des jeunes.
TdH: Quelles sont tes craintes?
CR: J’espère être à la hauteur. Il faut être fou pour venir à la suite de Jean-Luc et de toutes celles et ceux qui ont tant donné à Terre des Hommes Suisse. Mais si je suis là, c’est que je crois que j’ai la capacité de continuer l’aventure. Bien sûr, le contexte international est un peu morose, il y a de plus fortes exigences, des démarches administratives plus complexes, des questionnements sur la solidarité et l’efficacité de l’aide, voire sur son utilité avec un mouvement de repli sur soi. Cela va nous obliger à être plus radicaux dans nos engagements.
Dans ce paysage qui se complexifie, quelle sera ma capacité à répondre à tous ces défis? En tant que leader de l’association, j’aurai à cœur d’unifier toutes les énergies et les volontés pour un but commun, tout en préservant les gens et en fournissant une prestation de qualité. Je voudrais que l’on puisse juger de mon travail non pas en fonction des problèmes que j’aurai réglés, mais en fonction de ceux que mes équipes auront pu régler! Je me dois de leur donner les moyens de le faire, de prendre ce rôle de facilitateur, et de leur donner une vision et une direction claire.
J’ai confiance dans l’équipe de Terre des Hommes Suisse, dans son engagement et ses compétences. Nous avons de grands défis à relever, il y a de fortes pressions extérieures, des ONG de plus en plus grosses, des donateurs à fidéliser, etc. Mais je suis confiant. Je reçois un si bel héritage, tellement de choses ont été construites. Jean-Luc s’en va mais il nous laisse sur le chemin. Un chemin déterminé en concertation par toutes et tous. C’est un privilège que de continuer sur cette voie-là et de promouvoir l’engagement de chacun.
Propos recueillis par Souad von Allmen, sept 2017