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Sortir de la rue, 11.11.2015

Retour sur Cali. Nous passons la journée à Aguablanca, une zone populaire à l’est de la ville. Ici, le quartier est divisé comme ailleurs en communes et en districts. Mais surtout, ici, comme à Buenaventura, il est séparé par des frontières invisibles aux mains de groupes armés qui se battent pour l’occupation du territoire. L’équipe de Paz y Bien, autre association partenaire de Terre des Hommes Suisse, y est active depuis bientôt 30 ans dans le quartier et depuis 15 ans avec les jeunes. Elle travaille de façon préventive, mais propose aussi des stratégies pour celles et ceux qui ont déjà mis un pied dans le cercle vicieux de la violence. Au total, une success story pour plus de 1000 jeunes!

Le processus se réalise en trois étapes.

  1. un travail d’approche des jeunes qui traînent dans la rue. Pour rappel, ici, en Colombie, le système scolaire est majoritairement organisé en deux tours. Certains vont à l’école le matin, les autres l’après-midi. Cela permet à plus d’enfants de suivre les cours, mais signifie aussi une demi-journée de temps libre sans accompagnement. Sachant que les parents travaillent et qu’il n’y a pas d’offre récréative accessible… ils trainent dans la rue. Les éducateurs (tuteurs) de Paz y Bien travaillent toujours en duo. Ils mettent le jeune en confiance par des activités ludiques, offrent quelque chose à boire et à manger. Beaucoup de ces enfants ne mangent qu’une fois par jour! Petit à petit, ils instaurent avec eux des règles communes pour participer aux activités (pas d’arme, pas être sous influcence de psychotropes).
  2. Une fois que le jeune a accepté le cadre et s’il a la volonté de s’en sortir, il peut entrer dans la «casa» (maison). En général une casa normale (c’est-à-dire 2 pièces en enfilade) utilisée comme centre d’accueil de jour. Ils y viennent après l’école, pour participer à des ateliers, des discussions, des activités créatives et récréatives, le tout avec une pédagogie adaptée et interactive.
  3. La dernière phase est celle du projet de vie et de la justice restauratrice. Par ces termes, Paz y Bien entend tout ce qui est autonomie, respect de l’alterité et citoyenneté ( connaissance des lois, des droits de l’enfant, etc.). Une fois terminé ce processus, qui prend au minimum 3 ans, parfois plus, le jeune est «egresado». Une maison spéciale leur est destinée, où on leur assure un suivi et des conseils tant sur le plan des études ou formations que sur la recherche d’emploi.

«Au-delà de tout ce qu’on peut leur proposer, des ateliers, des connaissances transmises, il y a deux choses essentielles que je peux amener à ces jeunes: un suivi (ils savent qu’ils peuvent compter sur nous, qu’on ne va pas les abandonner), et l’écoute (nombre d’entre eux ne sont pas pris en considération dans leur famille)» exprime Milena*, tutrice depuis plusieurs années dans l’une des 15 maisons d’accueil qui existent actuellement.

L'équipe de tuteurs des jeunes de la rue||Patricia Armada

Nous ne pourrons aller visiter la casa 6. Il y a deux jours, 40 maisons ont été détruites, saccagées par une bande qui cherche à s’approprier leur maison, à occuper le territoire et extorquer la population. Cette violence exacerbée remet en question le travail des tuteurs dans cette zone. Nous assistons à la discussion hebdomadaire du mercredi où l’ensemble de l’équipe se retrouve pour faire le point sur les difficultés rencontrées et participer à des formations continues. Aujourd’hui, le thème tourne autour de la sécurité. La décision est de renforcer les mesures de précaution, de suspendre temporairement les activités dans la rue, mais de rester sur place, neutre. Ils sont une des rares organisations, si ce n’est la seule, à assurer cette continuité, malgré toutes les pressions et les risques.

Accompagnés, nous aurons cependant l’occasion d’échanger avec des jeunes de la casa 9, d’écouter leurs problèmes, leurs rêves. Nous parlerons avec certaines mamans et bien sûr avec des tutrices et tuteurs. Dur d’être empathique sans se laisser prendre par les émotions. Les histoires que l’on nous racontent sont dignes de films de fiction: distribution de drogue aux écoliers, recrutement d’enfants de 8, 9 ans pour charger les armes ou remplir des sacs de cailloux, bandes armées féminines, rançonnage des habitants du quartier, etc.

Ces jeunes sont uniquement perçus comme des délinquants par la population, sont pourchassés et placés en prison. Mais il faut aussi se rappeler qu’ils sont aussi victimes du recrutement forcé par les bandes armées qui ne leur laisse souvent que deux options: l’intégration à la bande (donc plus que probablement la prison) ou la mort… Ces jeunes grandissent dans un contexte et des conditions de vie difficiles. Ils doivent s’assumer financièrement avant l’âge adulte. Et leurs majeurs ne sont pas forcément des modèles.

Un certain nombre de jeunes qui ont intégré les «casas» ne vont pas terminer le processus pour différentes raisons: événements familiaux, la rue qui les rattrape, les frontières invisibles qui ont bougé et qui font qu’ils ne peuvent accéder à la casa, les parents qui refusent de les voir dehors dans des périodes de tensions exacerbée. Mais une grande majorité réussit à s’en sortir, à poursuivre des études secondaires ou à trouver un petit travail, à réintégrer la société. Un succès inimaginable lorsque l’on sait d’où ils viennent et ce qu’ils ont vécu. Plusieurs d’entre eux sont aujourd’hui tutrice ou tuteur, ce sont eux, les meilleurs exemples pour ces jeunes!

* pour des questions de sécurité, son nom est fictif.