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La parole à Alejandro Cussiánovich

Considéré comme une référence mondiale sur le thème du protagonisme politique des enfants et des adolescent-e-s, Alejandro Cussiánovich, enseignant et prêtre salésien, a étudié la philosophie puis la théologie en Angleterre et en France. Il a promu la création de la première organisation autonome d’enfants et d’adolescents travailleurs au Pérou en 1976. Il est aujourd’hui professeur en politiques sociales et promotion de l’enfance, ainsi qu’en psychologie de l’éducation à l’Université San Marcos, et coordinateur de l’institut de formation IFEJANT à Lima. Il collabore régulièrement avec la coordination nationale Terre des Hommes Suisse au Pérou.

 

TdH: Quelles sont pour vous les réalisations les plus importantes de ces trente dernières années dans le domaine des droits de l’enfant, au Pérou comme dans le monde?

A.C. Faire participer les enfants et les jeunes, de façon plus systématique et énergique, en tant que citoyen-ne-s. Cela est dû au fait que la Convention relative aux droits de l’enfant a un caractère contraignant pour les pays qui la signent et la ratifient. Dans des contextes de capitalisme cynique et indolent, le plus grand défi est d’avoir un impact sur la dimension éthique et morale, au-delà de ce qui est formellement légal et littéral.

 

Cela pose la question paradoxale du consensus sentimental qu’a eu cette Convention et de sa mise en œuvre sur le plan mondial, même si encore fragile et timide, face aux statistiques effarantes de la faim, la pauvreté, l’inégalité, la discrimination, l’injustice sociale, etc. Est-on réellement face à un changement des consciences et des programmes, à une distribution des richesses en faveur de celles et ceux dont les besoins ne sont pas satisfaits? En particulier en ce qui concerne les violations des droits des enfants et des adolescents.

 

Sur le plan mondial, les enfants et les jeunes ont réussi à sortir de l’abîme créé, des absences produites, de l’insignifiance à laquelle ils ont été réduits pendant des siècles, bien qu’il y ait des secteurs entre eux qui luttent et ont toujours lutté pour exister socialement. Par exemple, les enfants des peuples autochtones qui voient leurs cultures et leurs langues confinées et assiégées par des propositions homogénéisantes.

 

Mais la réalisation peut-être la plus significative et porteuse de potentiel est la prise de conscience d’importants secteurs d’enfants et d’adolescents qui revendiquent aujourd’hui non seulement leurs droits, mais remettent en question les droits formellement reconnus qu’ils considèrent comme insuffisants. Comme lorsqu’ils exigent d’aller au-delà du droit à être entendu ou à donner leur opinion, et revendiquent le droit de devoir leur rendre des comptes sur l’impact que leur parole ou leur opinion a pu avoir. Dans certaines circonstances, il y a une demande croissante d’exercer le droit que leurs décisions, voire propositions, formellement présentées ne soient pas simplement consultatives, mais qu’elles aient force obligatoire, comme c’est le cas dans certains endroits, par exemple á Chiquisaca en Bolivie.

 

Enfin, il faut saluer le fait que les institutions sociales de base commencent à reconnaître les enfants et les jeunes comme des interlocutrices-teurs valables pour traiter des questions d’intérêt commun. Et ce malgré toute la complexité que cela comporte.

 

Terre des Hommes Suisse a donné la priorité à trois axes de travail : protection-éducation-participation. Votre avis?

J’espère que l’ordre est établi uniquement à titre indicatif, car ce sont des composantes irréductibles qui doivent intégrer les divers accents que chaque contextes et circonstances concrètes exigent.

 

La préoccupation éducative est transversale à toutes les actions de protection et de participation. C’est-à-dire protéger pour apprendre à se protéger, apprendre pourquoi il est nécessaire de savoir prévenir et comment le faire, pourquoi il est nécessaire d’apprendre à écouter ses limites et donc de savoir qu’il nous appartient à toutes et tous d’apprendre à prendre soin de soi et des autres pour nous épanouir personnellement et collectivement.

 

Apprendre à participer est une question qui fait sens toute la vie. Participer, c’est exister pour les autres et exister pour soi-même. La participation est le plus grand défi que la Convention relative aux droits de l’enfant s’est fixé, car elle touche directement la dimension sociale ontologique ou la constitution de tout être humain. Participer est une question éthique et politique. Cet aspect a été intégré plutôt discrètement dans la Convention, mais après 30 ans d’existence, et malgré le risque toujours présent de réduire la participation á une notion fictive, d’immenses progrès ont été réalisés. Ce droit est beaucoup plus radical dans ses implications politiques que le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant, lorsque l’enfant devient une sorte de béquille ou de saint qui signe pour mettre fin aux discussions. Il serait intéressant que l’intérêt supérieur de l’enfant consacre, sans euphémismes, le droit des enfants et des jeunes à participer personnellement et organisationnellement à tout ce qui les concerne, afin que devienne réel le slogan de « Rien sur nous, sans nous ».

 

Malheureusement, le droit à la participation est celui qui s’est le plus prêté à une manipulation et qui laisse finalement intacte la division sociale du pouvoir, que ce soit dans la famille, à l’école, dans le quartier, dans les relations des organisations sociales d’enfants et de jeunes, dans les organismes officiels nationaux et internationaux.

 

Parlez-nous de vos craintes et de vos espoirs.

Ma plus grande crainte réside dans la capacité du monde adulte de s’approprier ce qui vient légitimement du monde des enfants et des jeunes; de les priver de leur force innovatrice, interrogative, divergente, transformatrice et de faire que les choses restent sous son contrôle.

 

Le modèle civilisateur dominant du capitalisme cognitif et des émotions signifie que l’occupation des consciences finit par affecter la naturalisation des formes de moratoire social sur l’exercice de droits tels que la liberté de pensée, l’objection de conscience, ce qu’un éducateur brésilien appellerait le «cri doux», ou dans le zapatisme on qualifierait de «colère digne».

 

Mon plus grand espoir réside dans les nouvelles formes d’organisation que se donnent les enfants et les jeunes, et dans les projets qui soutiennent leurs propositions comme leurs revendications. Plus précisément, l’articulation au cours des deux dernières décennies des mouvements des enfants travailleurs en Afrique, en Asie et en Amérique latine. Dans le cas de l’Amérique latine, notamment, sa capacité à affronter avec fermeté la position abolitionniste. Les organisations internationales et les entreprises qui, au cours des années, ont fait référence à l’abolition, ont aujourd’hui changé de nom ou ont mis fin à leurs projets.

 

Certes, l’ère virtuelle offre de nouvelles formes d’articulation – en particulier pour les enfants et adolescents –, mais qui ne trouvent pas toujours d’alternative appropriée qui puisse représenter une véritable métamorphose de leurs formes d’organisation dont émergerait des réponses adéquates, quoique limitées, aux nouveaux phénomènes d’exploitation.

 

Une de mes peurs fait référence à la pauvreté de la pensée qui est renforcée par l’autoritarisme et l’autosuffisance de certains organismes, et la régulation homogénéisante de contextes très divers tels que le monde rural, les cultures des populations indigènes, les enfants et les jeunes dans les mégapoles.

 

Quels sont les futurs thèmes pertinents dans l’agenda des enfants et des jeunes?

La question de la santé publique mentale qui grandit en importance, affectée par des inégalités croissantes, l’expulsion, la dépossession ainsi que la détérioration de l’environnement.

 

Le problème des abus, des trafics et des formes quasi-clandestines d’exploitation économique des enfants et des jeunes dans les domaines de l’exploitation minière, forestière, pétrolière et gazière. Le Pérou est un exemple de territoire privilégié par le capitalisme extractiviste sous toutes ses formes, tant dans la zone amazonienne, que le monde andin, les régions de la côte et la mer.

 

La question du démantèlement de l’État social, du devenir des sociétés d’auto-emploi, d’une population économiquement active en auto-exploitation, et en même temps l’explosion d’innombrables formes de travail sans couvertures sociales. Le droit au travail… sans droits!

 

Le phénomène de la migration, la déterritorialisation et les conséquences que cela entraîne pour la formation, l’identité et la stabilité psychologique de chaque individu.

 

Les relations intra-générationnelles, c’est-à-dire des différentes enfances: les autres collectifs d’enfants et de jeunes se reconnaissent-ils dans les déclarations, les propositions, les campagnes, les luttes des mouvements des enfants travailleurs, par exemple? Faut il créer de nouvelles relations intragénérationnelles à partir d’un pacte social propre aux enfants? Voilà une question d’urgence éthique et politique.

 

Un défi central est l’utilisation des nouvelles technologies de l’information et de la communication dans la visibilité des secteurs d’enfants et de jeunes qui « n’existent pas encore » pour les décideurs, ou dont les voix ne parviennent pas à avoir suffisamment d’impact pour se faire connaître et exercer leur citoyenneté.

 

La bataille des nouvelles générations pour développer une citoyenneté critique face au modèle civilisateur hégémonique qui contrôle le monde subjectif des connaissances, des idées, des sentiments, des aspirations et des projets de vie; la mémoire comme terrain de bataille. 

 

Enfin les questions liées à la participation des enfants et des jeunes – sous-entendu quel pouvoir on leur confère – comme véritables coprotagonistes dans l’environnement familial, scolaire, de district ou régional, constituent des aspects essentiels de l’agenda de la prochaine décennie.

 

Propos recueillis par Carmen Barrantes, trad. et compl. par Souad von Allmen, décembre 2019