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La parole à Philip Jaffé

Un Suisse membre du Comité des droits de l’enfant à l’ONU. Docteur en psychologie et professeur à l’Université de Genève, Philip Jaffé est aussi directeur du Centre interfacultaire en droits de l’enfant (CIDE). Interview.

 

Vous intégrez en mai 2019 le Comité des droits de l’enfant pour un mandat de 4 ans. Quelles sont vos attentes? Vos craintes? Vos défis? 

 

Je brûle d’impatience de rejoindre mes futurs collègues et que nous retroussions collectivement nos manches. Lors de ma première session au Comité, beaucoup de pays intéressants, proches et distants, sont concernés, dont par exemple Malte, la Côte d’Ivoire, Singapour, le Sri Lanka ou encore Tonga. Les craintes et les défis se rejoignent. Au premier rang de mes attentes, je nourris l’espoir que le travail du Comité aura un impact sur le sort des enfants à travers le monde et que la dynamique de groupe au sein du Comité sera focalisée sur cet objectif. Évidemment, j’espère pouvoir y contribuer de manière significative avec mes qualités et mes compétences en sciences sociales, et compléter ainsi l’approche des éminents juristes qui y siègent. À titre personnel, j’entends aussi me mettre à disposition en tant que régional du Comité et remplir des tâches de liaison avec la Genève internationale, gouvernementale et non gouvernementale. 

 

Un autre défi plus personnel sera de garder ma promesse faite à mes enfants de passer les week-ends avec eux à la maison à Sion et de ne pas être continuellement en voyage. Ils n’ont pas à subir les dommages collatéraux de mon engagement. 

 

Que pensez-vous du rôle des ONG, en particulier de Terre des Hommes Suisse, en matière de défense des droits de l’enfant? 

 

Les ONG ont une fonction absolument essentielle dans la défense des droits de l’enfant. Elles portent sur leurs épaules la conscience de l’humanité et, à travers une myriade d’actions, tentent de compléter les efforts consentis par la collectivité via des structures gouvernementales. Souvent leur agilité, leur rapidité d’adaptation aux besoins, la motivation de leur personnel et de leurs volontaires créent une force de frappe redoutable, quoique insuffisante par rapport aux besoins des enfants. 

 

Même en Suisse, les ONG ont un rôle primordial : celui de pointer du doigt là où il y a des défaillances, plus ou moins masquées, concernant la promotion et la protection des droits de l’enfant. S’indigner, dénoncer et communiquer, sans oublier d’agir dans la foulée. Pouvez-vous imaginer quelle serait la situation des mineurs non accompagnés en Suisse si des ONG ne s’étaient pas mobilisées et confrontées au ronronnement inacceptable des pratiques migratoires fédérales et cantonales ? 

 

Évidemment, à l’instar d’autres grandes ONG helvétiques, Terre des Hommes Suisse a le devoir de penser les droits humains, en particulier ceux de l’enfant, en termes d’action nationale et internationale. Il est tout aussi insupportable que des enfants en Suisse subissent les affres de la pauvreté ou que des enfants du Sud souffrent de malnutrition. La richesse de notre pays nous oblige à accentuer la notion de solidarité. 

 

Ce que j’aime tout particulièrement chez Terre des Hommes Suisse est que l’organisation cible ses interventions et ne flirte aucunement avec le sensationnalisme. Être efficace et réaliser ce qui a un impact est bien mieux qu’intervenir tous azimuts ou créer le buzz médiatique. 

 

Se soucier du sort des enfants, c’est également intervenir dans les écoles, participer à leur éducation citoyenne, donner aux enfants les moyens d’endosser leurs droits. C’est moins visible peut-être, mais tout aussi important que les autres interventions entreprises par Terre des Hommes Suisse.

 

Quels sont les points forts de la Suisse, et quels sont les éléments sur lesquels la Suisse pourrait s’améliorer en matière de droits de l’enfant? 

 

La Suisse peut à juste titre s’enorgueillir d’être un pays qui traite bien les enfants. Nous le savons, nous en sommes convaincus, et des données objectives nous donnent raison. Et pourtant… Dans un bilan comparatif de 41 pays européens effectué par l’UNICEF (2016)1, les enfants suisses figurent globalement au haut du classement avec les enfants des pays scandinaves et ceux de nos voisins allemands et autrichiens sur des mesures concernant le revenu, l’éducation, la santé et la satisfaction dans la vie. Mais la Suisse n’est pas première dans aucune catégorie: elle n’est bonne qu’en moyenne. La raison est plutôt claire: en dehors du domaine de la santé des enfants qui représente notre meilleur score, les inégalités socioéconomiques entre les enfants suisses sont trop importantes. Dit autrement, notre société helvétique compte trop d’enfants appartenant aux couches défavorisées de la population. Or, même si des efforts significatifs sont consentis par les autorités fédérales et cantonales, ainsi que par les associations caritatives, et que le taux de pauvreté des enfants tend à diminuer, notre pays tolère honteusement que près de 80 000 enfants vivent dans la pauvreté et que 180 000 enfants supplémentaires souffrent dans des conditions de précarité économique préoccupante. 

 

Un rapide tour d’horizon de la situation des droits de l’enfant en Suisse révèle d’autres faiblesses. L’une d’elle est paradoxale, et résulte de notre système politique éprouvé et admiré, fondé sur le fédéralisme. Ainsi, tous les cantons ne s’acquittent pas de leurs tâches envers les enfants avec la même diligence, ce qui donne naissance à des disparités, voir des discriminations. D’un autre côté, certaines thématiques devraient clairement bénéficier d’une coordination nationale forte pour des interventions efficaces souhaitées. Parmi celles-ci, mentionnons à nouveau la pauvreté, mais encore la santé mentale (avec une attention toute particulière au phénomène du suicide des jeunes), l’action sociale et éducative en faveur des enfants en situations de handicap (notamment pour ce qui concerne une école davantage inclusive) et la lutte contre la violence subie par les enfants (sous toutes ses formes, sexuelles, physique, psychologique, etc.). Sur ce dernier point, il faut noter que la Suisse est à la traîne des pays européens pour inscrire dans son code civil une interdiction complète, claire et inconditionnelle du châtiment corporel, dont celui dit «éducatif» en milieu familial. Enfin, il est impossible de ne pas citer des lacunes en matière de droits de l’enfant en lien avec la manière dont sont traités les enfants en situations de migration. La Convention s’applique non seulement aux enfants de nationalité suisse, mais explicitement à tous les enfants résidents ou de passage sur le territoire national. 

 

Peut-être l’initiative la plus importante que la Suisse pourrait entreprendre serait, à l’instar de nos voisins, de mettre sur pied un poste national d’ombudsman des enfants, authentiquement indépendant, alimenté de ressources suffisantes et pourvu de pouvoirs réels pour faire évoluer les conditions légales et administratives qui affectent les enfants. 

 

Cette année 2019 marquera les 30 ans de la Convention relative aux droits de l’enfant. Terre des Hommes Suisse collabore avec vous au sein de l’Association 30 ans de Droits de l’Enfant, que vous avez contribué à créer pour marquer cet anniversaire à Genève. 

 

Terre des Hommes Suisse est l’une des deux grandes ONG qui font partie de l’Association et qui se plongent dans la célébration des 30 ans de la Convention. La sensibilité d’une ONG, proche du terrain et de la population, et son expertise sont essentielles pour assurer des événements populaires et adaptés aux enfants.  

 

Genève est indiscutablement une ville qui a contribué de manière extraordinaire à l’histoire littéraire, scientifique, humanitaire, juridique de l’enfance, aboutissant aujourd’hui à son statut de hub mondial des droits de l’enfant. Le philosophe Rousseau, le pédagogue Claparède, le psychologue Piaget, le pédopsychiatre Ajuriaguerra, Eglantyne Jebb, fondatrice de Save the Children et auteure de la première Déclaration des droits de l’enfant, dite Déclaration de Genève de 1924, et tant d’autres, font que les enfants et les droits de l’enfant ont droit de cité à Genève. Cela paraît plus que normal que ce soit à Genève que le Comité onusien des droits de l’enfant siège et accueille les représentants de tous les gouvernements de la planète et des ONG nationales et internationales pour examiner les progrès concernant les enfants dans chaque pays. Aujourd’hui, plus encore que par le passé, il est essentiel que Genève, dans toutes ses déclinaisons, soutienne concrètement les droits de l’enfant.

 

Propos recueillis par Souad von Allmen, janvier 2019