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Haïti : Manje LAKAY, une application concrète de l’éducation au développement durable

Haïti : Manje Lakay est un programme éducatif dont le but est de promouvoir sur la durée une réflexion sur les modes de production et de consommation durable (ODD 12) et sur l’équilibre des écosystèmes. Il part du constat que les habitudes alimentaires constituent l’une des bases de la résistance des peuples, de leurs stratégies d’adaptation au milieu et de leur capacité de résilience. Reportage.

Les petites mains s’agitent autour des gousses de pois congo. Les yeux brillent. Dans toutes les classes aujourd’hui, c’est une activité d’un nouveau genre, on prépare le MANJE LAKAY qui a eu lieu en décembre pour clôturer les 21 jours de mobilisation autour des droits des enfants.

 

Sur les pupitres et sur les bancs, assis par terre ou appuyés en quinconce contre un mur, les enfants s’activent. Ils se lancent des défis. Ils inventent des concours, vite gagnés, vite perdus : Qui a écossé le plus de pois ? Qui a les plus belles graines ?  Qui connait le plus de recettes à base de pois congo ? Qui n’a pas renversé de graines par terre ? Qui a déjà récolté des pois congo dans son jardin ? Comment s’appelle le pois congo au Sénégal ?

 

Les rires fusent. C’est déjà la fête !Au sein de cet îlot fait de paix et de joie, on a presque du mal à s’imaginer que dehors c’est la guerre.

 

A la radio les nouvelles sont mauvaises. Les témoignages et les appels à l’aide se multiplient : kidnapping à Delmas ce matin, 2 hommes tués à Carrefour, 12 maisons incendiées à Source-Matelas, rendez-moi ma fille s’il vous plait, elle a seulement 7 ans. Certains supplient, d’autres protestent ou invectivent. Des voix enrouées racontent au quotidien qui le dernier massacre, qui la faim, qui le calvaire. Chemins de croix. Désert et lassitude. L’enfer d’un peuple martyr offert en holocauste à la cupidité, les gangs armés sèment la terreur partout à travers le pays. 

 

Mais ici, dans cette salle, il y a des câlins, des sourires sur les visages et des éclats de rêves dans les yeux.

 

Un enseignant jette un regard complice à travers la porte de la classe, d’autres arpentent, affairés les moindres recoins de la cour, de la cuisine et de la Direction. Tout le monde se presse et s’interpelle dans un joyeux charivari. C’est la magie du MANJE LAKAY.

On avait prévu de servir pour le repas du pois congo en sauce accompagné de manioc bouilli. Cinq hectares de manioc ont été mis en terre par le CEHPAPE sur un terrain à l’Arcahaie et la récolte devait être distribuée aux écoles en ce mois de décembre. Hélas ! Toutes les routes sont coupées. “Nous ferons un bouillon de pois congo”, a déclaré Josine, enseignante de 2ème année à l’école la Dignité. “Il faut s’adapter” renchérit Paulette.

 

Et ça fonctionne ! Sur un grand tapis dans la cuisine, les enseignants ont rassemblé ce que les parents ont apporté : des patates douces, des épinards, quelques bananes plantains, du poisson séché, des mirlitons et des carottes, des branches de “liane-panier”, des noix de coco, du sel… Le comité de gestion a acheté au prix fort l’huile et la farine pour confectionner les “doumbrey”. Des enfants cueillent des feuilles de moringa sur la haie de la clôture. Une petite courge trône au milieu des légumes et il y a même une dame de la diaspora qui a envoyé 200 CHF pour acheter du poulet ! Assurément ce bouillon de pois congo sera tout à fait délicieux. 

 

Les enfants s’activent, heureux de participer à la préparation du repas. Demain, c’est MANJE LAKAY, un moment de communion et de fête, où ils pourront faire état de ce qu’ils savent du pois congo : comment on le cultive, comment on le mange, comment il peut aider à protéger et à régénérer les terrains frappés par l’érosion, comment il a servi à maintenir en santé les esclaves fuyant l’enfer des plantations sucrières du temps de la colonie, comment il peut aider à soulager les coliques… Et puis ci, et puis ça, à travers des jeux de rôles, des chansons, des poèmes, des mimes, des proverbes. Les parents seront là en grand nombre pour les voir. Ils sont confiants et fiers, drapés d’innocence.

Je regarde, pensive, ces mains effilées, les chemises qui flottent un peu autour des petits torses, les traits légèrement émaciés…

 

Ces enfants ont eu faim. Il aura suffi d’un mois de trop sans école en septembre pour que la misère appose ses stigmates sur leurs corps et leurs visages. Que se serait-il passé si les enseignants n’étaient pas partis à leur recherche pour les entourer d’amour ? Que se serait-il passé si Terre des Hommes Suisse, comme beaucoup d’ONG avait décidé de plier bagage ? Que se serait-il passé si leurs rires s’étaient tus plus longtemps ?

 

 

Fragiles esquives sur une mer démontée où la cruauté règne en maître, nous avons trouvé dans le partage la voie de la résilience. En abattant les frontières entre l’école et la vie, en plaçant les droits des enfants au cœur de la démarche d’enseignement / apprentissage, chacun a trouvé l’occasion et la possibilité de s’investir, de s’engager avec et pour les enfants. 

 

Vive le pois congo ! 

 

Guerty Aimé, Coordinatrice nationale de Terre des Hommes Suisse en Haïti
9 décembre 2022

Encadré 

A travers une démarche de recherche-action participative, l’opportunité est donnée aux enfants, aux jeunes et aux éducateurs d’explorer les effets sociaux, culturels, économiques et environnementaux de leurs pratiques. Ils sont ainsi outillés pour faire des choix responsables, basés sur une vision systémique et critique des gestes quotidiens. L’apport spécifique de ce programme consiste également dans le fait qu’il introduit une dimension diachronique dans l’analyse qui permet de mieux contextualiser et comprendre les évolutions et dérives qui ont conduit nos sociétés à hypothéquer l’avenir des humains en procédant à l’éclatement de 6 des 9 limites du système terre qui nous abrite.

 

Accompagner les enfants et les jeunes à repenser les modes de consommation et de production à travers les modes de production et de consommation alimentaire constitue une manière simple et directe de les impliquer dans une démarche réflexive sur des questions cruciales pour les sociétés d’aujourd’hui. C’est également une occasion pour eux d’imaginer d’autres possibles et de développer un rapport différent avec leur milieu de vie et avec les autres.

 

Manje Lakay s’articule autour de 2 axes :

  • Promotion du « jardin paysan ». Il s’agit d’un modèle d’agriculture familiale et vivrière, développé en Haiti. Ce modèle est basé sur un système de cultures associées (polyculture). La coexistence de plusieurs plantes dans un même espace garantit à la fois une grande diversité de la production et son étalement sur toute l’année préservant ainsi des modes de consommation et de production durable. L’agriculture de subsistance, destinée à l’autoconsommation échappe aux impératifs de la monétisation et permet aux populations de maintenir un certain niveau de sécurité alimentaire. Les « jaden lakou » mis en place par les familles (y compris les mouvements en faveur de l’agriculture urbaine) visent à inciter un retour à la terre, une connaissance et compréhension de l’origine des aliments, leur mode de culture et à identifier ceux qui sont les plus adaptés aux écosystèmes des lieux de vie des populations.
  • Valorisation de l’identité et de la culture haïtienne. Dans notre pays, les plantes jouent un rôle capital non seulement dans l’alimentation mais aussi au niveau de la santé. La connaissance de leurs propriétés, des manières de les accommoder, de les préparer et de les consommer aussi bien au niveau culinaire qu’au niveau de la santé fait partie de la richesse des savoirs locaux qui sous-tendent et alimentent les stratégies de survie des populations. Malheureusement, ces savoirs se transmettent à partir des traditions orales et peuvent être perdues avec l’urbanisation accélérée, les phénomènes migratoires et l’éclatement du tissu social. La démarche consiste donc à impliquer les enfants et les jeunes dans un processus de recherche-action qui vise à systématiser, conserver et valoriser ces savoirs et ces savoirs faire qui font la richesse de notre culture.

En levant le voile sur l’interdépendance des systèmes et en ouvrant la voie à un protagonisme qui interroge les perceptions et les pratiques, Manje Lakay contribue à faire de l’éducation au développement durable une stratégie viable et fiable d’éducation au changement.