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« Faut-il laisser les enfants partir pour l’école ce matin ? »

Port-au-Prince, le 15 septembre. Par-dessus la brume de l’aube qui tarde à se dissiper sur la capitale d’Haïti, les sonneries des téléphones grésillent, affolées, d’un bout de la ville à l’autre. As-tu reçu un message sur WhatsApp ? Cette phrase est comme un sésame miraculeux dont chaque mère attend une délivrance, le visage rivé sur l’écran du portable. Quels sont les consignes des autorités ? Faut-il oui ou non laisser partir les enfants pour l’école ce matin ?

 

Au bout du fil, ou plutôt de l’onde, chaque parent bougonne du bout des lèvres un « non » maussade et bref. L’heure n’est plus aux civilités et aux salamalecs. Il s’agit des enfants.

 

La question est la même, partout dans toutes les têtes de toutes ces femmes penchées sur leur écran. Ça a l’air tout bête dit comme cela. Et pourtant …

 

Depuis un mois, le 17 août plus précisément, les activités scolaires ont repris en Haïti après 4 mois d’interruption suite à l’état d’urgence sanitaire lié au COVID 19. Et depuis un mois exactement, l’incertitude habite dans chaque foyer, resserrant ce nœud familier au creux de l’estomac. Faut-il oui ou non laisser partir les enfants pour l’école ce matin ?

 

C’est la question derrière ces bouches closes et crispées, ces mains qui, machinales, s’affairent au petit déjeuner, ces regards qui s’attardent interrogateurs sur la silhouette de l’enfant encore endormi. Que faire ?
Dans quelques heures, ils seront 3,5 millions en uniforme, dans les rues de Port-au-Prince, du Cap, de Miragoane, des Cayes, leurs sacs sur le dos, à pied, en camionnette, vêtus de rêves et de projets, résolus, confiants, déterminés à trouver leur part de cette manne que d’autres appellent l’éducation. Pour ces 3.5 millions d’enfants il n’y a pas de doute possible, il faut que l’école reprenne son fonctionnement. C’est leur avenir, c’est leur présent. Être écolier, c’est leur identité d’enfant, c’est leur métier, leur profession, la marque de leur citoyenneté.

 

Que faire ?

 

Avec la reprise des activités scolaires, la vie qui s’écoulait au ralenti depuis le 17 août s’accélère d’un seul coup. Les gens recommencent à courir dans tous les sens, les rues sont pleines à craquer, les embouteillages ont repris, les discussions aussi, plus âpres et plus amères. Tout le monde prend part à la querelle car il s’agit des enfants.

 

Les enjeux sont multiples.

 

L’accès d’abord. Comment retourner à l’école quand il faut passer d’abord à la caisse ? 80 % des écoles fondamentales sont privées car l’État gère moins de 20% de l’offre scolaire. Les parents sont aux abois. Où trouver l’argent réclamé pour la rentrée ? La diaspora est essoufflée puisque la pandémie est partout et les transferts monétaires des haïtiennes et haïtiens de l’étranger ont fortement diminué. Des milliers d’enfants sont donc renvoyés de l’école chaque jour pour cause de non-paiement et errent à travers les rues de la ville.

 

Dans le secteur public où cette question de frais scolaires n’est pas posée, ce sont les enseignant-e-s qui sont absents : ces derniers ont déserté les salles de classe car ils n’ont pas été payés. Par ailleurs, plus de 40% d’entre eux travaillent « au noir » dans des écoles publiques où elles/ils enseignent depuis plusieurs années sans jamais avoir été nommés. Ces élèves dans les rues réclament aussi la présence des enseignant-e-s.

 

Et puis, il y a tout le stress lié aux examens officiels qui ont été annoncés pour fin octobre pour les classes de 9ème Année Fondamentale et de Terminale. Comment affronter des épreuves formelles dans 6 semaines se demandent les enfants et les jeunes alors qu’ils n’ont eu que 30 à 40 jours de classe de septembre 2019 à date ? Au cours de cette année scolaire 2019-2020, celle-là même qu’ils sont en train de boucler actuellement, il y a eu d’abord le « peyi lock » de septembre à décembre 2019, puis la clôture des écoles en lien avec COVID 19 à partir du 17 mars 2020. Et maintenant cette reprise chaotique, au milieu des barricades, des balles perdues et des exécutions sommaires. Comment gagner ce marathon ?

 

Et puis, en toile de fond, il y a cette école à deux vitesses, en termes de qualité. La pandémie a creusé encore plus les inégalités entre ceux et celles qui ont eu droit aux activités de continuité scolaire, qui ont bouclé leur année en juillet et repris tranquillement les classes , et tous les autres qui doivent faire un « rattrapage accéléré » et ne commenceront l’année scolaire qu’au mois de décembre.

 

Tous ces éléments combinés ont fini par exploser et c’est pourquoi ce 15 septembre, chacun-e se demande « Faut-il oui ou non laisser partir les enfants pour l’école ce matin ? Où vont-ils aller et combien ne reviendront pas à la maison ce soir parce qu’ils seront sous perfusion à l’hôpital, comme ces deux élèves du Lycée Pinchinat à Jacmel, matraqués par les forces de police. Combien d’entre eux seront à la morgue parce qu’ils auront essuyé un jet de pierres de trop dans des affrontements aiguisés par la désespérance ?

 

Dans la rue, ils y sont tous allés de leurs protestations, revendications, mobilisations : les policiers et les policières, les enseignantes et les enseignants, les associations de lutte contre la corruption, les ouvriers et les ouvrières, les artistes, les leaders politiques, les étudiants et étudiantes, les avocats et avocates, les prêtres etc. Et chaque jour on a compté les morts et les blessés.

 

Mais les enfants ?

 

Faut-il les laisser partir pour l’école ce matin ?

 

Faut-il les laisser partir quand l’avenir de l’éducation se dispute dans la rue avec des pierres, des balles, des barricades ? C’est la question des parents ce matin : 3.5 millions d’enfants luttant pour l’inclusion… et ce silence.

 

As-tu reçu un message sur WhatsApp ?

 

Guerty Aimé
Coordinatrice du programme EDDS en Haïti (Education en vue d’un développement durable et à la solidarité)

 

Depuis plus de 20 ans en Haïti, Terre des Hommes Suisse et ses partenaires locaux sont engagés dans la défense et la promotion des droits à l’éducation, à la protection et à la participation des enfants et des jeunes. TdH Suisse est également un acteur central de la promotion de la citoyenneté et de la solidarité, au service des droits de l’enfant et du développement durable.