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Interview du Professeur Didier Pittet

Pendant les mois de septembre et d’octobre et dans la continuité de la première action du mois de juin, Terre des Hommes Suisse en collaboration avec les HUG et le Professeur Didier Pittet a tenu des stands de recharge de solution hydro-alcoolique tous les samedis.

Plus de 10’000 personnes à Genève ont pu bénéficier de ces recharges sur les trois mois durant lesquels cette action solidaire a eu lieu. Au total, ce sont plus de 1400 litres de solution hydro-alcoolique qui ont été distribués aux Genevoises et Genevois avec l’aide précieuse de près de 50 bénévoles. Nous les remercions de tout coeur pour leur engagement !

Retrouvez notre interview du Professeur Didier Pittet datant du 22 septembre 2020 :

  • TdhSuisse: Pouvez-vous nous en dire plus sur l’origine de cette action de solidarité auprès de la population genevoise ?

Prof. Pittet: L’origine de cette action est très simple. Nous avions déjà vécu cette même situation de risque de rupture de solution hydroalcoolique en 2009, lors de la pandémie de grippe H1N1. Très rapidement, à cause d’une demande plus forte et inhabituelle de la part de la population, nous avons fait face à des difficultés d’approvisionnement de SHA en quantité suffisante pour les soignants.

 

A l’époque, pour les institutions de soins, le choix de remplacer l’hygiène des mains à l’eau et au savon par l’utilisation d’une solution SHA avait été fait pour des raisons d’efficacité, de commodités, de tolérance de la peau et d’absence de résistance à l’alcool, contrairement à la résistance au savon.

 

Lorsque la pandémie H1N1 s’est répandue, la question de la promotion de l’hygiène des mains auprès de la population s’est très rapidement posée. Et naturellement l’utilisation de SHA s’est avérée très utile.

 

De ce fait, les différentes entreprises qui, dans le monde entier produisaient de la SHA pour les hôpitaux, ont reçu de nombreuses commandes pour les marchés domestiques. Les grandes surfaces, comme par exemples la Migros ou la Coop, ont commandé en très grande quantité des solutions hydroalcooliques à ces entreprises pour les vendre.

 

Et très rapidement, j’ai dû intervenir auprès de l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé) et de toutes les entreprises afin d’alerter sur le fait qu’il ne fallait pas être en rupture de SHA dans les hôpitaux.

En cas de rupture, il aurait été très difficile de prévenir la transmission de la grippe H1N1 mais surtout de prévenir les maladies nosocomiales, qui sont responsables de 16 millions de décès par an dans le monde, et dont on peut en réduire la moitié en améliorant les gestes d’hygiène des mains.

Si tout d’un coup, nous venions à manquer de SHA dans les hôpitaux, une recrudescence des infections nosocomiales et des résistances bactériennes serait prévisible, leur transmission se faisant essentiellement par les mains.

 

Fort heureusement les entreprises ont assuré l’approvisionnement prioritaire et en quantité suffisante aux hôpitaux, malgré la demande croissante des marchés. L’une de ces entreprises, qui en temps normal faisait fonctionner sa chaine de production de SHA une fois tous les deux mois pendant 8 heures, la faisait fonctionner pendant la crise H1N1, 7 jours/7 pendant 24 heures. Et malgré ces mesures, elle n’arrivait pas à suivre la demande.

 

Nous savions donc que si cette demande mondiale soudaine venait à être répétée brusquement, les entreprises ne seraient pas capables de produire cette solution SHA à une si grande échelle.

 

Dès la fin du mois de janvier dernier, nous avons commencé à ressentir une augmentation des besoins. L’épidémie de la Covid-19 prenait une ampleur importante en Chine. Bien que nous ne soyons pas tout à fait certains des informations reçues, nous savions que l’épidémie était plus importante en Chine que ce que nous pouvions imaginer.

Nous savions donc qu’au cas où cette épidémie devenait une pandémie, les entreprises produisant de la SHA ne pourraient pas suivre la demande. Faisant très attention à l’évolution de la situation, j’ai rapidement contacté le Pharmacien chef des HUG en l’interrogeant s’il ne fallait pas nous préparer à faire par nous-même cette solution SHA.

Depuis des années, nous ne la fabriquons plus nous-même. Nous avons un contrat de collaboration avec une entreprise qui produit notre propre SHA, selon notre formulation. En imaginant que cette entreprise n’arriverait plus à suivre la production et en imaginant que nous aurions besoin de plus de SHA pour la population suisse, nous avons commencé la production à la pharmacie des Hôpitaux Universitaires de Genève.

 

Cette préparation locale de SHA est réalisée selon notre méthodologie habituelle mise au point en 2006. Elle consiste à acheter de l’alcool isopropylique ou de l’alcool éthylique (de l’alcool pure ou pratiquement pure) auquel on ajoute un peu d’eau afin d’obtenir un mélange en concentration finale d’alcool de l’ordre de 70% à 75% environ. On y ajoute aussi de la glycérine et de l’hydroxyde d’oxygène. Cette recette est extrêmement efficace pour se désinfecter les mains.

 

En parallèle le pharmacien chef de l’hôpital, Monsieur Pascal Bonabri continuait de passer nos commandes de SHA afin de palier à toutes éventualités. Nous savions déjà que nous pourrions probablement donner une partie de notre production, sous réserve que l’entreprise puisse continuer à honorer nos commandes.

 

Rapidement la maison Firmenich s’est proposée spontanément de se mettre à disposition pour produire des SHA. En lien avec le pharmacien chef de l’hôpital, nous avons vérifié que toutes les procédures qui allaient être utilisées seraient optimales pour la production. Sans surprise ces professionnels experts dans la formulation de produit chimique ont arrêté leur production de parfum au profit de SHA. L’entreprise Givaudan a également proposé ses services. Cette étape est très importante, car nous savions que nous allions avoir besoin de SHA à très large quantité à la fois dans les hôpitaux et auprès de la population genevoise.

 

La barrière principale contre la transmission de la Covid-19 est finalement la même que pour les virus respiratoires : se protéger des postillons. Et pour cela, il faut se mettre à distance de personnes lorsqu’elles parlent, lorsqu’elles chantent et surtout lorsqu’elles sont symptomatiques, mais aussi se frictionner les mains régulièrement.

 

Ces deux entreprises genevoises ont produit de la SHA selon la formule libre de brevet et du domaine public que nous avions donné à l’OMS. Cette formule a passé toutes les étapes de validation de son efficacité, mais aussi de la tolérance pour la peau. Ce qui est très important en particulier pour le personnel soignant. En effet une infirmière de réanimation va utiliser de la SHA en moyenne une vingtaine de fois par heure. La bonne tolérance pour la peau est donc plus évidente pour le grand public qui applique cette solution deux ou trois fois par heure.

 

Voilà comment les choses ont démarré. Rapidement d’autres entreprises en Suisse et en France ont également produit de la SHA.

 

Cette formule que nous avions prévue à l’origine pour l’OMS, afin que les pays en voie de développement qui ne peuvent s’offrir la SHA produite par les entreprises internationales, puissent eux-mêmes la produire à partir de la canne à sucre, du manioc, de la betterave, de la pomme de terre, du riz… Dès l’année 2006, nous avions fait la promotion de la SHA à partir de produits locaux.

 

En résumé, on savait qu’il y allait y avoir de grand besoin et qu’il fallait se préparer pour que des SHA soient produites en grande quantité pour subvenir aux besoins de la population.

 

Comme toujours dans ces contextes, il y a eu aussi des solutions SHA produites par des personnes peu attentionnées et qui ne répondent à forcément aux critères de qualité, d’efficacité et de tolérance pour la peau. On a vu des tas de choses, mais elles n’ont pas duré très longtemps car beaucoup d’entreprises ont commencé à produire cette solution SHA à moindre coût. Produire cette solution à base d’alcool ne coûte pas très cher. A l’origine, j’ai souhaité que cette formule SHA soit libre de brevet justement pour qu’elle soit du domaine public et que sa production ne coûte presque rien, de manière à ce que tout le monde puisse en bénéficier.

  • Il y a quelques années, vous empêchiez la privatisation de la formule de cette même solution hydro-alcoolique et permettiez ainsi une large utilisation par le personnel soignant de très nombreux hôpitaux, en Suisse et à l’international. Le risque d’épidémies était-il plus « grand » aujourd’hui ? Le contrôle des infections est-il plus « facile » ?

La Covid-19 est un virus extrêmement sensible à l’alcool, comme tous les virus enveloppés. Il est facile à comprendre dans son mode de transmission : lorsque des personnes interagissent de trop près, soit en se touchant, soit en toussant, soit en propulsant des postillons proches de vous… Si on évite tout cela et si on se frictionne les mains régulièrement, on peut prévenir la transmission de ce virus.

Nous mettons un masque à partir du moment où nous sommes trop proches les uns des autres. Dans cette situation le masque peut être utile, mais ce qui est vraiment utile avant tout c’est la distance sociale et l’hygiène des mains. Cela fait toute la différence. Nous avons pu le vérifier lors du confinement.

  • Vous avez dit : « Ce n’est pas le virus qui circule, mais les gens ». Est-il encore nécessaire aujourd’hui de rappeler l’importance des gestes barrières ?

Aujourd’hui, alors que nous ne sommes plus confinés, les principaux noyaux d’infection ont lieu lorsque les personnes interagissent de trop près, en dansant, en chantant, en s’embrassant… Dans ces situations, nous transmettons le virus. A contrario dans une salle de concert, assis à environ un mètre cinquante les uns des autres et en se frictionnant les mains avec de la SHA avant de rentrer, au cas où nous aurions touché un endroit contaminé, à la limite nous n’aurions même pas besoin de masque. L’important est de garder une certaine distance sociale, le port supplémentaire du masque n’est pas une mauvaise solution et rassure.

Il n’y a pas mystère dans la transmission de ce virus. Le virus ne circule pas, il est transporté. Il circule avec les gens.

Etant transporté, lorsque les personnes entrent en contact, par les postillons ou par contact indirect avec une surface contaminée, les personnes s’auto-infectent. Si on stoppe la circulation des personnes, on stoppe la circulation du virus. Cela a marché lors du confinement, mais on n’a pas envie de le refaire. C’est pour cela que c’est d’autant plus important que les personnes comprennent les gestes de prévention qui sont d’une simplicité éloquente.

  • Depuis 60 ans, Terre des Hommes Suisse agit pour la défense des Droits de l’Enfant et un Développement Solidaire. Quelle importance donnez-vous à cette mission ?

J’aime tellement les enfants. Lorsque leurs droits ne sont pas respectés, c’est quelque chose que j’ai de la peine à supporter. Les activités de Terre des Hommes Suisse sont remarquables. C’est une cause qui doit nous fédérer, notamment en Suisse par rapport aux gestes que l’on peut accomplir vis-à-vis de population en souffrance lorsque leurs droits ne sont pas respectés ou lorsque leur état de santé est fragile ou leurs conditions de vie difficiles. Cette mission que Terre des Hommes Suisse accompli est totalement exemplaire.

Voir les missions que réalise l’association auprès de populations précaires dans des pays en voie de développement est touchant, mais imaginer que vous faites ces actions encore aujourd’hui auprès de nos populations, dans notre pays, dans notre ville est également extrêmement émouvant.

Je suis allé à Genève, sur les stands de distribution de SHA. Les personnes qui viennent sont des personnes que l’on croise tous les jours dans la rue, certaines sont très modestes, d’autres le sont moins, certaines sont immigrées, d’autres certainement clandestins, d’autres pas du tout, certaines en situation de précarité… Cette universalité de l’approche de l’aide et de la solidarité est vraiment quelque chose que me touche profondément.

 

C’est une belle émotion que de réaliser que ce que nous avions imaginé en 2006 avec William Griffiths, avec qui j’ai développé la SHA pour la rendre libre de brevet, mais aussi la plus efficace possible et la mieux tolérée, en se disant que cela sera utile pour les pays en voie de développement, soit tout d’un coup utile pour nos pays et utilisé au jour le jour par nos concitoyens. Evidemment c’est un magique retour, une magnifique reconnaissance.

 

Mais ce n’est pas terminé, car à partir du moment la SHA n’est pas distribuée au pied du lit du malade, comme nous le disons dans les hôpitaux, dans notre cas « au pied du domicile de chaque personne » et bien nous n’avons pas aidé autant que l’on devrait.

Je pense que la distribution et l’éducation autour de l’utilisation de la SHA est une belle mission. C’est une vraie mission humanitaire qui fait partie de cette défense des droits de l’homme de finalement accéder au bien commun. Cela fait partie de ce cycle complet de développement solidaire qu’est la mission de Terre des Hommes Suisse. Et à ce titre-là, c’est tout à fait remarquable.

  • Les jeunes sont les acteurs de changement d’aujourd’hui et de demain. Qu’est-ce que cela vous inspire ? Quel dernier message souhaiteriez-vous ajouter à l’attention de nos lecteurs ?

Que les jeunes adolescents puissent rejoindre et participer aux actions mobilisatrices réalisées par Terre des Hommes Suisse est l’une des plus belles façons de manifester nos actes de solidarité qui font finalement partie de la société. Il se trouve qu’aujourd’hui ces jeunes adultes sont souvent responsables de la transmission du virus de la Covid-19. S’ils pouvaient eux-mêmes véhiculer ce message de solidarité et de respect des gestes barrières cela serait fondamental.

Que les jeunes s’inspirent de ces mouvements et de ces actes de développement solidaire, de respect des droits de l’homme et de l’enfant, en particulier tel que Terre des Hommes Suisse le promeut, serait un beau cadeau pour l’avenir de notre société.

  • Un dernier message ?

Je remercie Terre des Hommes Suisse pour ses efforts, car ils sont conséquents. Je sais bien ce que cela représente que de répéter cette promotion de gestes aussi simples et que les gens oublient. Je sais bien que ce n’est pas toujours facile de le faire, cela fait 25 ans que je le fais. Que des personnes comme vous continuent d’avoir le courage de le faire c’est important.

 

Cela va être de plus en plus important car l’automne arrive. Tout le monde va avoir des rhumes, tout le monde va être un peu malade et on aura besoin de ces actions de solidarité et l’application de ces gestes barrières. Si Terre des Hommes Suisse peut y contribuer comme elle y contribue et bien c’est un beau cadeau que vous faites à la société de chez nous, comme les cadeaux de vous faites ailleurs.

 

NB. le 4 novembre : Alors que Genève et le reste de la Suisse se préparent à un nouveau semi-confinement, rappelons que l’hygiène des mains est un des éléments clefs de ces moments compliqués pour tous, et le sera encore pour les mois à venir.

 

Propos recueillis par Séverine Bonnet.